la collection et
l'archivage de livres

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De la même manière que dans les pratiques liées aux musiques électroniques, l'archivage et la collection, dans le domaine des livres, peuvent se faire dans le but de constituer une base de données, une matière à travailler.
Beaucoup d'artistes et graphistes portent aujourd'hui une réflexion sur la bibliothèque, son fonctionnement, sa structure et ses objectifs.

C'est le cas par exemple, du duo de designers graphiques Dexter Sinister, composé de David Reinfurt et Stuart Bailey, qui ont souvent utilisé l'intertextualité et les références multiples dans leurs travaux d'éditions (notamment le magazine DotDotDot).
Leur projet The Serving Library est pensé comme un moyen de réinterroger la forme de
la bibliothèque à l'heure actuelle. Pour ce faire, ils utilisent les collections et archives employées dans leurs précédents travaux.
« La collection, composée d'artefacts de diverses sortes (posters, outils, pages de livres, livres, projets graphiques, œuvres, multiples, photographies…), est exposée sans cartels ni légendes – images muettes au premier abord – dans divers contextes, pour servir de points de départ à des discussions, à des échanges sur leurs origines et sur la manière dont on peut les appréhender mais aussi les associer – selon un jeu continu de tensions iconologiques produisant des combinatoires infinies. »
À partir de cela, le duo développe « un projet de fonds bibliothécaire […] composé, d'une part, de l'ensemble des publications qu'ils ont réalisées et dans lesquelles ces images ont été reproduites […], et d'autre part de livres de référence pour leur travail, ainsi que pour celui de nombreux collaborateurs contribuant à leurs projets »1
Ils mettent ainsi en place une institution à but non lucratif, conçue comme un système d'archivage collectif et collaboratif qui se développe au gré de ses propres publications.
Ce projet rappelle d'ailleurs les Collective Investigations de Matthew Bakkom.

Dans une approche similaire, on peut évoquer le projet The Infinite Library de Daniel Gustav Cramer et Haris Epaminonda, qui « consiste en une collection de livres uniques, composés de pages d'autres livres ; stratification dense, subtile, tendue de références issues de différents univers de pensée, de diverses sources, de diverses périodes, sans thème, ni chronologie. »
Le travail des deux designers semble totalement borgésien, faisant écho à
La Bibliothèque de Babel et ses ouvrages aux possibilités combinatoires infinies.
Les livres issus de ce projet « sont la réunion de deux livres déjà existants : par exemple la page 7 du premier livre est mise en correspondance avec la page 7 du second livre.
Le nombre de livres réalisés est actuellement de 13, mais cette bibliothèque parallèle
est infinie dans ses possibilités d'agencement. Quelques livres de la série possèdent un troisième élément en surimpression : des formes géométriques. Les pages entrent en contact selon un processus de montage prédéfini, de l'ordre du cut-up, et mettant en jeu le hasard, et la théorie des probabilités. Ce système de classement perturbe l'ordonnancement thématique ou alphabétique du savoir dans les bibliothèques sur
bien des points, en produisant un autre système autonome : perte des catégories conventionnelles (pas de science ou de fiction, pas de religion ou d'éducation), plus de vrai ni de faux, perte de la pureté d'un livre… L'auteur perd de son autorité, il ne définit pas par sa seule personnalité la production de l'œuvre (intervention des artistes), faisant place au lecteur, selon Roland Barthes dans La Mort de l'auteur. »2

On peut également citer Norman Potter, qui dans son texte Une Petite librairie construit une réflexion non pas sur le livre mais sur le design des lieux d'archivage eux-mêmes, estimant l'importance de leur apparence et de leur organisation formelle.
« La seconde préoccupation pour les designers concerne la manière dont les livres
(et tout ce qu'ils représentent) seraient le mieux conservés, exposés, identifiés, achetés,
vendus et utilisés, ainsi que les options disponibles à cet effet dans les bibliothèques,
les foyers et les librairies. »3

Mais la question de l'archivage se pose également pour le support numérique. En effet, comment conserver des données dans ce flux infini d'informations que constitue le web, qui pose un grand nombre de problèmes de tri et de hiérarchisations.
« On sait que la mission des archives est de conserver et communiquer. Mais que garder de cette immense mémoire numérique dans ce monde qui a abdiqué sa raison critique au point que rien n'est trié et que tout fait mémoire ? »4
De plus, l'information numérique est fragile et les pertes de données sont fréquentes.
« Les documents numériques soulèvent des problèmes particuliers. Il est plus difficile d'assurer que le contenu, le contexte et la structure des documents sont préservés et protégés lorsque les documents n'ont pas d'existence physique. Des questions se posent sur la capacité de conserver, de rendre toujours accessibles et lisibles les documents numériques à long terme. »5
C'est sur ces questions que c'est penché Brewster Kahle, fondateur de l'Internet Archive, une « organisation à but non lucratif basée à San Francisco qui constitue depuis 1996 une bibliothèque universelle de l'Internet. Cette mission démesurée inclue la conservation numérique de livres, films, émissions télévisées, musique et bien sûr, des pages Internet. À la différence des clouds, appartenant à des sociétés privées, l'accès à ces données est open source et universel, pour que tout le monde puisse bénéficier de la richesse des artefacts culturels de notre époque. »6

Les designers se posent alors naturellement des questions liés à ces problématiques.
On peut par exemple citer le site de Coline Sunier et Charles Mazé, conçu par le duo < stdin >, qui permet au visiteur de sélectionner les projets un par un ou par critères (dates, catégories, auteurs…) par simple cochage, afin d'en générer un PDF conservable, qui devient une archive, une trace de cette visite, et devient davantage « matérialisé » qu'une page web perdue parmi d'autres.7

On peut également évoquer le projet de diplôme de Yann Alary à l'ÉSAD de Valence,
dans lequel il s'agit de trouver un moyen de générer, imprimer et conserver des archives de consultation de pages web, de façon automatique.
« Internet brille par la richesse de ses contenus et de ses mises en forme. Et c'est sans doute ce qui fait que l'architecture des sites et blogs n'est jamais la même et qu'il est difficile de rendre homogènes plusieurs articles issus de différentes sources. Ce projet vise à constituer des archives papiers où un article = titre/url/texte/image/dates = un A4. Ainsi, tous les articles ont la même surface et sont imprimés via une add-on. De fait,
un programme aspire le flux RSS correspondant à l'article et y injecte une apparence globalisée et commune afin d'offrir à l'utilisateur une lecture homogène d'un amas d'articles qu'il se réapproprie ensuite dans l'impression, le tri et le façonnage auto-éditoriaux. »8
Ce projet est accompagné d'un journal imprimé, Quoted, ayant pour but d'archiver l'actualité hebdomadaire liée aux blogs.
« Quoted est un journal qui se veut un retour sur l'actualité web de la semaine. D'un point de vue de la diffusion, il est envisagé de penser, via une interface, à des critères de sélections, de thématiques ou encore directement de blogs, qui génèrent une mise en page de l'édition, un envoi automatique à une entreprise de print on demand pour impression et façonnage d'un journal dynamique et personnalisé et ensuite un renvoi postal à l'utilisateur. »9

Ces problématiques d'archivage de données numériques parcourent également l'ensemble de l'œuvre de l'artiste français Grégory Chatonsky.
« Avec Telofossils, son exposition monographique actuellement présentée au musée d'art contemporain de Taipei, il s'attelle à imaginer ce que pourrait être l'archéologie de notre société. Quels pourraient être les vestiges d'un monde tendant à la dématérialisation ? Les technologies ont joué un rôle important dans ce phénomène. Si elles sont au cœur du travail de Chatonsky tant dans la forme que dans le fond, elles y sont toujours traitées d'un point de vue humain et sensible. L'utilisation des technologies de pointe dans ses installations n'est jamais gratuite mais souligne la relation étroite et complexe que notre société a nouée avec elles au cours de ces dernières décennies. »10
L'artiste, inspiré par les lectures de Bernard Stiegler et Jacques Derrida, déclare :
« La mémoire est quelque chose de matériel. Or la façon dont nous inscrivons ces traces détermine la façon dont la connaissance se constitue. […] Avec Internet, chaque anonyme pouvait laisser des traces conscientes ou inconscientes dans les bases de données, sur les blogs, etc. Nous vivons la première époque dans laquelle les anonymes sont mémorisés. Le paradoxe bien sûr c'est que cette mémoire numérique devient excessive et pour ainsi dire amnésique parce qu'elle nous submerge. L'inscription, qui est habituellement distincte de la destruction, devient une forme de destruction. […] La conservation des disques durs et des ordinateurs est très problématique. C'est vrai pour l'art numérique dont on cherche encore le modèle de conservation, c'est aussi vrai pour la construction de l'histoire. Que seront les historiens du futur ? Comment raconteront-ils, sélectionneront-ils dans la masse informe des documents aujourd'hui accumulés non seulement par Internet mais aussi par les banques et par les états ? Tout se passe comme si nous accumulions des données de peur de perdre quoi que ce soit en refusant d'anticiper la possibilité de traiter toutes ces informations. […] L'archéologie, malgré les apparences, ne concerne pas principalement le passé mais l'avenir. Elle consiste à anticiper les conditions de transmission au moment même de l'inscription des mémoires et ainsi elle est une spéculation sur notre propre disparition. »10

Autant de projets qui prouvent donc l'importance des enjeux liés à l'archivage et à la collection de nos jours, et leur nécessité d'être pensés par les designers graphiques.





1. CHATEIGNÉ, Yann, « Les Parcs abandonnés », in Le secret des anneaux de Saturne : un projet de Frédéric Teschner, B42, Paris, 2011

2. Anonyme, « The Infinite Library », in
Playtime [En ligne]
http://playtime.betonsalon.net/playtime2008/programme/daniel-gustav-cramer-haris-epaminonda-the-infinite-library

3. POTTER, Norman, « Une Petite librairie »,
in
Back Cover n°5, B42, Paris, 2012

4. ASSOULINE, Pierre, « Que restera-t-il de la mémoire numérique ? »,
in
La République des livres [En ligne]
http://passouline.blog.lemonde.fr/2009/12/23/que-restera-t-il-de-la-memoire-numerique

5. Collectif, « Gestion des documents d'archives »,
in
Wikipédia [En ligne]
http://fr.wikipedia.org/wiki/Gestion_des_documents_d'archives

6. Anonyme, « The Internet Archive, un court documentaire
sur l'archivage du net », in
Amusement [En ligne]
http://www.amusement.net/fr/2013/02/22/the-internet-archive
Voir le documentaire en ligne sur l'Internet Archive.

7. Voir le site internet de Coline Sunier et Charles Mazé.

8. Portfolio de Yann Alary
http://yan.dn.free.fr/index.php?/archive/a4-soon

9. Portfolio de Yann Alary
http://yan.dn.free.fr/index.php?/projects/quoted

10. « Grégory Chatonsky, l'art comme une archéologie du futur »,
in
Amusement [En ligne]
http://www.amusement.net/fr/2013/02/11/interview-gregory-chatonsky





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The Serving Library, Dexter Sinister



The Infinite Library, Daniel Gustav Cramer et Haris Epaminonda


Site de Coline Sunier et Charles Mazé conçu par < stdin >. Voir le site.


Projet de DNAT de Yann Alary à l'ÉSAD de Valence en 2011.


Telofossils, Grégory Chatonsky, 2013