Le moyen le plus habituel d'accompagner visuellement la musique durant ces cent dernières années passe sans aucun doute par le design des pochettes de disques
(le support qui était jusque-là le plus courant).
Au début de l'industrie du disque, les pochettes restent austères et en général il n'y avait que le tranche et l'éventuel macaron qui étaient illustrés (informations et logo de la maison de disques uniquement). Ce n'est que plus tard que l'industrie musicale s'interrogea sur son emballage.
« En 1939, la Columbia Record Corporation embauche un jeune professionnel de vingt-trois ans afin d'assurer la mise en forme de ses supports promotionnels : Alexis Steinweiss rejoint les bureaux de la société à Bridgeport. Devinant immédiatement les effets qu'un packaging plus séduisant produirait sur le public, il propose des compositions figuratives pour la couverture des albums. La hausse spectaculaire des ventes qui en résulta confirma son intuition – dès lors l'histoire du disque et celle du design graphique seraient intimement mêlées. »1
Dépassé par la demande (une cinquantaine de projets par semaine), Steinweiss, est ensuite rejoint par Jim Flora, qui marqua également l'histoire de la pochette de Jazz par son style proche (aplats de couleurs en tons directs, formes simples…), mais plus rythmé et ornemental. Plus tard, lors de la commercialisation du 33 tours, Columbia
fit appel à Steinweiss pour en concevoir le packaging, qui fut ensuite copié par les concurrents. « Ainsi Steinweiss contribua-t-il doublement à l'histoire de la pochette
de disque. »1
Par la suite, à partir des années 1950, ce fut l'explosion du design de pochettes, partout et en tous genres, aidés par les progrès de l'imprimerie.
Dans le jazz, le label Blue Note se démarque alors, autant par sa production discographique que visuelle, avec des pochettes historiques, dont les fers de lance
de la conception graphique sont principalement Reid Miles et Francis Wolff.
« Durant les années 1950, plusieurs styles de graphisme vont voir le jour. Si la plupart vont s'employer à définir l'univers des différents genres musicaux ou interpréter la façon dont les musiciens voient leur musique, certains de leurs auteurs vont, par leur vision et leur approche esthétique, laisser leurs noms sur les premières marches d'une aventure qui fera de l'illustration un art populaire. »2
Ensuite, c'est la profusion qu'on connaît. Les collaborations entre artistes/graphistes et musiciens deviennent quasiment systématiques et de nombreuses pochettes deviennent alors cultes et restent inscrites dans l'histoire, notamment dans le domaine du rock.
On peut ainsi citer en exemples :
- Peter Blake, à qui l'on doit le visuel de Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band (1967) des Beatles
- Storm Thorgerson, designer de l'album Dark Side Of The Moon (1973) de Pink Floyd
- Andy Warhol qui réalisa la célèbre pochette de The Velvet Underground & Nico (1967) mais aussi de Sticky Fingers (1971) des Rolling Stones
- Jamie Reid pour les Sex Pistols (Never Mind the Bollocks, Anarchy in the UK, God Save The Queen, Pretty Vacant et Holidays in the Sun)
- Peter Saville pour Factory Records (notamment Joy Division et New Order)
- Mike Kelley pour l'album Dirty de Sonic Youth (1992)
- Stefan Sagmeister qui réalisa la pochette de Bridges to Babylon (1997) des Rolling Stones ainsi que quelques visuels pour Lou Reed, Skeleton Keys et les Talking Heads
Quant à la musique électronique, l'absence de design fut la norme pendant longtemps, notamment dans la techno et la house, faute de moyens. La plupart du temps, les vinyles étaient seulement contenus dans des cartons blancs et seul le macaron était imprimé du nom de l'artiste et de la chanson. Le hip-hop, lui, héritait de la culture graphique des autres musiques noires (funk et soul notamment) seulement quand les moyens financiers pouvaient le permettre. Mais à la fin des années 1980, ces musiques se démocratisant, elles purent profiter des mêmes visuels que les autres genres. Le design y restait cependant à peu près le même et rien ne permettait vraiment de les démarquer.
Aujourd'hui, on trouve des travaux graphiques remarquables autour des musiques électroniques parmi lesquels :
- Michael Place et The Designers Republic, notamment pour le label Warp Records3
- Yes Studio pour Warp Records toujours
- les illustrations de Kam Tang pour les Chemical Brothers
- Alex Rutterford et le design de Draft 7.30 d'Autechre
- Stanley Domwood qui a réalisé la pochette de The Eraser de Thom Yorke
- les designs épurés du label de techno m_nus, fondé par Ritchie Hawtin4
- Ill Studio et Museum Studio pour Sound Pellegrino et Marble Music5
- Olaf Bender qui réalise le design du label Raster Noton dont il fait également parti
en tant que musicien et co-fondateur. Les objets graphiques y sont à l'image de leur musique, sobres et très minimalistes. De plus, on peut toujours y trouver un travail intéressant sur la forme et le packaging.6
Cependant, la plupart du temps, les travaux sur les pochettes de disques restent assez superficiels et se contentent d'une simple illustration, parfois même pas adéquate.
On peut pourtant trouver chez certains graphistes un désir de s'intéresser dans leur travail à l'objet dans sa totalité et d'apporter une réflexion sur son design et son packaging.
C'est le cas par exemple de John Barton pour la pochette de Soundtrack to a Catastrophic World. Ce dernier a ainsi créé un jeu de moirage avec la typographie : lorsqu'on enlève l'étui du disque, fait d'une grille perforée, les lettres qui sont en dessous semblent s'animer.7
Dans une approche similaire, Michael Hansen, intervient, lui, directement sur le vinyle même où il crée des motifs qui s'animent lorsqu'ils tournent sur la platine et créent d'autres images. Il traduit ainsi la musique du compositeur Allan Gravgaard Madsen en une expérience visuelle et sensorielle, apportant une réflexion sur le support de l'œuvre et son design en adéquation avec son contenu, tel qu'on le trouve dans le domaine du livre.
Il a également réalisé une vidéo avec des stroboscopes pour montrer les effets que cela peut produire. Les deux morceaux de l'album sont chacun gravé sur un vinyle et ont un design qui est propre à leur contenu.8
On peut cependant se questionner à propos de l'avenir du design de pochettes de disques à l'heure du numérique. Qu'advient-il du visuel accompagnant un produit musical dont le support est dématérialisé et où la place de l'image diminue ?
« À la fin des années 1980, le passage au disque compact avait déclenché les lamentations de nombreux graphistes pour lesquels la taille plus réduite de l'objet signait l'arrêt de mort de l'art de la pochette d'album. Quinze ans plus tard, de telles prédictions semblent presque pittoresques, tant le format mp3 fait désormais passer la pochette de CD pour un véritable panneau d'affichage. […] L'image publique d'un groupe ou d'un musicien ne repose plus sur une photographie artistiquement mise en scène ou une pochette d'album accrocheuse – un nom de fichier dans la fenêtre Playlist de MySpace peut même constituer un facteur plus décisif. […] et très bientôt les graphistes pourraient ne plus être employés que pour créer des icônes de 6x6 pixels. »9
Certains ont alors tenté d'améliorer l'objet disque non pas juste avec son visuel mais dans sa forme elle-même en augmentant les possibilités des albums et en les transformant en objets multimédias : CD-Rom où l'on trouve des clips, des photos, des informations supplémentaires…, CDs vendus avec un DVD, merchandising ou bonus inclus dans le packaging, etc.
Certains artistes inventifs et possédant des moyens financiers non négligeables essaient alors de faire évoluer ce support. C'est le cas par exemple de Björk pour son dernier album Biophilia. Il a été conçu en collaboration avec Scott Snibbe, artiste interactif et développeur d'applications, ainsi qu'avec M/M (Paris), designers et collaborateurs de longue date de l'artiste.
« Chacun des titres de l'album dispose de son application, le tout étant regroupé sous
une application mère nommée Cosmogony. Présentée dans une galaxie en 3D, chaque application est en réalité un jeu en rapport avec le thème de la chanson, mais surtout l'occasion d'aborder des sujets de musicologie. L'espace et la musique sont liés : le visuel devient indissociable du son. ‹ C'est aussi un projet éducatif conçu pour iPad et iPhone qui devrait faire comprendre facilement la musique à tous, et notamment aux enfants.
Je me suis fondée sur les connexions entre la musique, la nature et la science.
Des algorithmes ont été imaginés pour transcrire visuellement les sons que propulsent les éclairs, les cristaux ou l'ADN. Tout ce qui, dans la nature, fonctionne par vagues.
Quand un son est produit, il provoque une oscillation. Plus il est fort, plus la courbe monte. D'une certaine façon, c'est de la physique. › a-t-elle déclaré à L'express. »10
Dans une approche similaire au design de pochettes de disques, le graphisme s'est aussi souvent intéressé à la création de visuels accompagnant les événements musicaux comme les affiches de concerts. Ce domaine étant vaste et difficile à traiter, nous n'évoquerons que brièvement les célèbres réalisations de Josef Müller-Brockmann, bijoux de typographie et de compositions modernistes et constructivistes, tentant de retranscrire graphiquement des rythmes, des dynamiques et des tonalités (série pour Zürich Tonhalle, Musica Viva, Beethoven…).
Mais l'accompagnement visuel de la musique passe également dorénavant en grande partie par le vidéo-clip.
« Un clip (ou vidéo promotionnelle, vidéo-clip, clip vidéo, vidéo musicale – en anglais music video, parfois promo video) est une œuvre multimédia, principalement audiovisuelle et communément courte, réalisée à partir d'un morceau de musique ou d'une chanson.
Le clip fait généralement la promotion d'un groupe ou d'une musique, in fine d'un album, parfois même d'un film. Il participe à la construction de l'image d'un groupe ou d'un interprète. Mais le clip répond tout simplement au besoin d'apporter une image là où seule la musique demeure. À l'instar des pochettes de disques, il occupe ‹ une zone floue entre le marketing et l'expérience esthétique ›. Le clip est une combinaison, sur un même support, de données de différentes natures comme le son, l'image et, lorsqu'il y en a, des paroles ou du texte. ‹ C'est l'interaction de différents médias qui définit le multimédia ›, écrit Nicholas Cook. »11
Au début des années 1940 se développe un système de projection d'images animées accompagnant la musique nommé Soundies.
« En 1940, à Chicago, la Mills Novelty Company – le plus grand constructeur de juke-boxes de l'époque – et James Roosevelt créent la Globe-Mills Production dans le but de construire et vendre des juke-boxes Panoram. À l'insertion d'une pièce de monnaie, ces machines en bois jouaient et projetaient sur leur petit écran, par un système de lentilles et de miroirs, le film d'une chanson d'environ trois minutes en noir et blanc appelé Soundies. »11
On peut également citer le célèbre film d'animation Fantasia de Walt Disney (1940),
où il crée des images animées pour accompagner des thèmes de musique classique.
Plus tard, les scopitones émergent.
« Dans les années 1960, une ‹ monstrueuse nouvelle machine › – termes utilisés par le magazine Time en 1964 – appelée Scopitone apparaît sur le marché français, puis américain. C'est un juke-box comparable au Panoram. Il est doté comme lui d'un écran
et joue, au contact d'une pièce, un court-métrage musical. Deux améliorations feront toutefois passer le Scopitone comme une nouveauté sans précédent : le fait que ses petits films soient en couleur et le passage direct de chaque chanson moyennant 5 francs – somme considérable pour l'époque, où le juke-box comme le flipper ne coûtaient que 20 centimes. »11
Des réalisateurs tels que Claude Lelouche, Andrée Davis-Boyer ou encore Pierre Cardinal vont alors pouvoir développer cette nouvelle manière de faire de petits films musicaux, illustrant alors des chansons d'artistes français tels que Brel, Gainsbourg, Dutronc…
Pendant ce temps, aux États-Unis et en Angleterre, de nombreux groupes célèbres utilisent ces technologies : Duke Ellington, The Beatles (notamment leur film A Hard Day's Night en 1964, puis toute une série dans le même genre), The Rolling Stones (Sympathy for the Devil avec Jean-Luc Godard), Bob Dylan, Pink Floyd…
Mais la véritable révolution pour le clip est son développement à la télévision. On peut alors citer Bohemian Rhapsody de Queen dont la vidéo promotionnelle est souvent considérée comme le premier véritable clip. Ce phénomène va alors s'accroître et en 1981, la chaîne musicale MTV est créée, ne passant que des clips, les révolutionnant considérablement et développant sa diffusion à grande échelle.
En 1983 Mickael Jackson va bouleverser la conception de la vidéo musicale en sortant Thriller, réalisé par John Landis, véritable court-métrage de 14 minutes.
Petit à petit, le clip devient un support privilégié par les artistes qui en réalisent tous un pour leur tube (ou que la diffusion de la vidéo à la télé transforme en tube).
Cela permet également aux réalisateurs d'expérimenter sur un format court et de donner désormais une portée d'avantage artistique à ces vidéos. Se sont ainsi illustrés constamment dans cet art des réalisateurs tels que Michel Gondry, Spike Jonze ou encore Chris Cunningham. Ceux-ci ont même édité des DVD regroupant l'ensemble de leurs clips réalisés.
On peut par exemple citer Star Guitar des Chemical Brothers, réalisé par Michel Gondry, où l'image apparaît comme une interprétation visuelle de la musique, en une parfaite symbiose. Il s'agit d'un long plan-séquence où l'on voit un paysage défiler lors d'un voyage en train et où tous les éléments qui passent (pylônes, maisons, gares, arbres, ponts…) reviennent en rythme, collant parfaitement à tous les constituants musicaux du morceau.12
Toujours dans la musique électronique, on ne peut pas éviter les magnifiques clips de Chris Cunningham, notamment ceux pour Autechre où il intègre des machines industrielles qu'il fabrique lui-même et qui se déploient et s'agitent dans des rythmes frénétiques en symbiose avec la musique.13
Plus récemment on peut aussi citer le très poétique clip de Until the Quiet Comes
de Flying Lotus, réalisé par Kahlil Joseph, jouant magnifiquement des lumières, des ambiances et des variations de vitesses et passages à l'envers.14
Aujourd'hui, il y a une abondance assourdissante de clips musicaux, et les artistes en font réaliser un quasiment à chaque single et sorties d'albums, parfois même lors de leurs premiers morceaux produits. Les clips défilent en boucle jour et nuit sur les chaînes,
et notamment dans les bars, où, en général, ils sont toujours diffusés en fond.
Comme dans tout domaine, le numérique a également révolutionné le clip, notamment avec des sites tels que youtube (où l'on peut quasiment tous les trouver à tout moment), permettant aux artistes une visibilité inégalée. Ce support donne aussi la possibilité à tout amateur de diffuser gratuitement et à échelle internationale le sien (qui de plus peut être désormais réalisé facilement avec des portables, appareils photo et caméscopes démocratisés) et de se faire connaître.
Dans l'art moderne, la musique a également souvent inspiré les peintres, mais plus comme une sorte de référence qu'ils illustrent, qu'ils tentent de représenter. Ceux-ci ne fondent pas le visuel et le sonore dans un même ensemble mais proposent plutôt une image de la musique.
On peut par exemple citer des tableaux tels que Les touches de piano. Le lac (1909)
de Frantisek Kupka ou encore de nombreuses œuvres de Wassily Kandinsky (Fugue en 1914, la série des Improvisations, la série des Compositions…).
Bien sûr, la peinture continue à inspirer les peintres de nos jours, et l'on peut ainsi évoquer le cas de Francis Baudevin, peintre de l'abstraction trouvée, utilisant dans ses peintures des compositions graphiques dont il élimine toute indication linguistique.
Le domaine musical a toujours été une de ses références et en 2002, il réalise Polydor, s'appropriant le logo du célèbre label.
« Polydor (2002) est une toile de 1,50m par 3,50m. Il y a ici une large plage rouge au milieu de laquelle figurent, en noir, un demi-cercle ainsi que la moitié d'un point – séparé par un demi-cercle rouge. Cette forme est un motif, le logo du label Polydor.
Pour Francis Baudevin, la musique est une donnée extrêmement importante et il s'en sert ici comme modèle : ‹ Polydor était peut-être, à ce moment, un des seuls logos de musique vu à la télévision. Cela a constitué un déclencheur. Polydor est presque un
pictogramme, comme les trains à vapeur sur la signalétique routière, un vinyle pour dire
la musique enregistrée à l'heure des téléchargements. »15
En dehors de la peinture, d'autres décident d'incorporer la matière sonore directement
à leurs œuvres, comme le groupe Fluxus, qui était coutumier des performances et installations sonores. Ces derniers tentaient ainsi de dépasser les catégories artistiques et la pratique du son était souvent partie intégrante de leurs projets.
Joseph Beuys, par exemple, dans Plight, installe un piano dans un lieu tapissé de couvertures en feutre qui étouffent les sons et réduisent ainsi le piano au silence.
« Le spectateur se promène dans cet espace qui, clos et sourd, modifie le son de ses pas. Ce volume se module à travers la perception, thermique et sonore, que le spectateur a du lieu. »16
On peut également évoquer Nam June Paik, autre membre important de Fluxus qui est le créateur de l'art vidéo et qui, par conséquent contribua à importer le son dans les œuvres muséales. Son installation/performance TV Cello (1974), par exemple, entretient une grande relation à la musique.
« TV Cello de Nam June Paik imite la forme d'un violoncelle en superposant trois tubes cathodiques encastrés dans des tubes de plexiglas. Les cordes sont équipées de capteurs sonores qui amplifient électriquement les oscillations de l'archet.
Filmée par une caméra tenue par Paik qui retransmet son image en direct, Charlotte Moorman devient ‹ une station de télévision à elle seule. Elle émet et elle reçoit ›, selon
la métaphore de Jean-Paul Fargier. »17
Ainsi, lorsque Charlotte Moorman passe son archet sur les télévisions, son image, ainsi que celle d'autres violoncellistes se voient projetées sur les écrans.
À noter que Nam June Paik conçut également l'un des premiers synthétiseurs vidéo, avec le concours de l'ingénieur Shuya Abe, qui préfigure les interfaces tactiles d'aujourd'hui.
Le groupe Fluxus fut également à l'origine de ce que l'on nomme Art Sonore, nouveau courant interdisciplinaire qui banalisa l'utilisation de la matière sonore dans les musées.
Devant le développement de telles œuvres hybrides, la question de l'exposition du son se pose alors, notion qui n'avait pas été vraiment réfléchie jusque-là.
« Par tradition, l'histoire de l'art sépare en effet de façon distincte l'analyse de ces deux disciplines : les arts plastiques et la musique. La muséologie a naturellement intégré cette scission. Il faudra attendre le cinéma (et sa bande sonore) et surtout la vidéo, intégrant le son et la musique comme des composantes intrinsèques à l'œuvre,
pour que les musées s'interrogent sur la place du son dans les multiples domaines
de la création. »18
En effet, comment donner une place dans les musées à l'univers informe que constitue
le sonore ? Sur cette question, les musiciens concrets cherchent et expérimentent depuis leurs débuts. Ainsi, on peut évoquer Poème électronique d'Edgar Varèse et Concret PH de Iannis Xénakis en 1958 au Pavillon Phillips, installations réalisées avec Le Corbusier.
« En 1958, Varèse composa son Poème électronique pour le pavillon Phillips, à l'Exposition universelle de Bruxelles. Le Corbusier avait dessiné le pavillon en forme de tente triangulaire, et la composition pour bande magnétique était relayée par plus de 400 haut-parleurs, répartis à l'intérieur. Des paraboles chargées d'événements soniques déferlaient à travers l'espace, illustrant la vision de Varèse de trajectoire du son. »19
Malgré ces tentatives, les recherches sur la muséographie sonore n'étaient pas suffisamment exploitées quand les artistes commencèrent à intégrer dans leurs œuvres des matières sonores. Ainsi, dans les années 1970, beaucoup de performances musicales (La Monte Young, Terry Riley, Laurie Anderson…) flirtent avec les arts plastiques sans toutefois forcément trouver leur place dans les musées et sans
pouvoir être écoutées dans de bonnes conditions.
Aujourd'hui beaucoup de nombreux projets et expositions se trouvent obligés de trouver des solutions et tentent de donner une forme et un espace à l'immatérialité du son.
« Il existe d'ailleurs déjà quelques projets qui ont tenté, grâce à des dispositifs ou des équipements spécifiques, de donner une forme spatiale ou muséale au son, que l'on pense aux projets Audiolab et Soundlab, qui réunissent justement plasticiens, musiciens et designers, ou aux parcours plus volontiers urbains diffusés sur des baladeurs de type audio-guide, créés par les artistes du collectif Sound Drop. »20
En effet, au début des années 2000, de nombreux projets et expositions liés à la musique électronique émergent, notamment Sonic Boom – The Art of Sound (2000) à la Hayward Gallery de Londres et Sonic Process (2002) au Centre Georges Pompidou à Paris.
Ces deux événements constituent des déclencheurs pour ce genre d'expositions.
Depuis ce phénomène s'est largement développé et on ne compte plus les projets de ce type. Les musées et galeries trouvent régulièrement toutes sortes de solutions pour cette problématique de muséographie et le sonore est de plus en plus présent dans l'univers des arts plastiques. On peut ainsi citer des expositions telles que :
- Dans la nuit, des images, Grand Palais, Paris, 2008
- Diagonales : son, vibration et musique qui a voyagé en France, Belgique et Luxembourg en 2010 et 2011
- Monumenta par Anish Kapoor au Grand Palais de Paris en 2011, qui accueilla une performance du DJ techno Richie Hawtin
- Sound Art au ZKM, Karlsruhe, Allemagne, 2012-2013
- Superposition de Ryoji Ikeda au Centre Georges Pompidou, Paris, 2012
Mais aussi des festivals tels que Cultures Electroni[k], Nuits Bleues, Visionsonic,
Ars Electronica, Sonic Protest, Sonar…
Il reste cependant encore de nombreux problèmes d'exposition du sonore lui-même :
« Le son reste confiné dans les manifestations de petits groupes, dans quelques expositions collectives ou au sein de rares manifestations mêlant musique et art plastique. Cette pratique encore discrète et souvent très en marge ne dispose d'aucun lieu approprié et adapté à son ‹ exposition ›. Si les galeristes ou les commissaires savent bien habiller des cimaises, peindre des murs en blanc et faire régler un éclairage, ils sont loin de vouloir faire des efforts quant à la correction acoustique de leurs espaces, même dans les expositions qui en ont les moyens. […] La création d'une institution représentant largement le son favoriserait assurément la conscience du sonore. Comme pour la photographie, la création d'une maison des arts sonores ou, mieux, d'un centre européen ne serait sans doute pas inutile pour offrir des conditions de présentation et d'apparition plus valorisante des œuvres des artistes. »21
De plus, on peut aussi reprocher aux plasticiens utilisant le matériau sonore de trop souvent l'employer comme accompagnement ou illustration, et de ne pas le penser de la même manière que leur contenu visuel.
« Le son doit affirmer sa place comme art sonore d'une tout autre façon que comme complément d'œuvre ou faire-valoir. Lorsqu'on se contente de faire du sonore un ajout, le son s'efface derrière l'objet qu'il accompagne, il n'apparaît plus comme une donnée en soi, et donc n'est plus digne d'une considération ou d'un enjeu particulier. »21
Mais l'accompagnement visuel du son passe aussi par son exécution en temps réel lors des concerts. En matière de musique électronique se pose alors la question du spectacle à l'heure actuelle lors de lives joués principalement à l'aide d'ordinateurs.
On trouve ainsi des configurations de plus en plus minimales et incompréhensibles et aujourd'hui, le spectateur se retrouve de plus en plus face à un artiste retranché derrière son laptop (ordinateur portable). Certains auditeurs sont alors frustrés, ne voyant pas et ne sachant pas forcément ce que fait le musicien.
« Miniaturisé, compact et anonyme, dépourvu du poids de l'histoire attaché à un violon ou à une guitare électrique, l'ordinateur portable génère une crise de confiance instantanée vis-à-vis des valeurs humanistes associées à la musique. Il crée une atmosphère de mystère, car aucune relation transparente n'apparaît entre le corps de l'interprète et les sons qui émanent des haut-parleurs.
Tout se passe autour de la souris ou du tapis de souris. Même l'interface visuelle du logiciel est dissimulée derrière le rabat ouvert de l'écran d'ordinateur. La communication devient ambiguë, l'interprète est statique, et la promesse incertaine de spectacle qui accompagne normalement un concert est reniée. »19
Certains artistes décident alors de palier à ce « manque » en compensant avec du visuel (écrans, projections, jeux de lumières, danseurs, performances…)
« Du côté plus spécifique de l'électronique, le développement du DJing et des concerts réalisés à l'aide de machines et de laptops, a fondamentalement changé le rapport des musiciens et du public au spectacle, ou à l'idée de performance, tel qu'on le concevait encore il y a quelques années. […] de nombreux artistes electros doivent entièrement s'en remettre au potentiel de l'image pour tenter d'habiller leurs concerts. […] La scène électronique qui pendant longtemps s'est refusée à une forme de spectacularisation, se retrouve de plus en plus à développer des techniques, des stratégies et des mises en scène spécifiques afin de s'adapter aux codes de la représentation publique. »20
Sans être le système le plus courant, un phénomène qui a alors pris de l'ampleur est
la projection d'images animées. Celle-ci peut se faire simplement avec des vidéos pré-enregistrées mais également être produite en temps réel par des vidéo-jockeys (VJs).
Le VJ constitue en quelque sorte un parallèle visuel du DJ (jusque dans le terme utilisé).
« Le VJing est un terme large qui désigne la performance visuelle en temps réel.
Les caractéristiques du VJing sont la création ou la manipulation de l'image en temps
réel via la médiation technologique et en direction d'un public, en synchronisation avec
la musique. Un des éléments clés de la pratique du VJing est le mix en temps réel de contenus provenant d'une ‹ librairie de médias ›, venant de cassettes VHS, de DVD,
de fichiers vidéo ou image, d'une caméra, ou de visuels générés par ordinateur. En plus
de la sélection de média, le VJing implique principalement le traitement en temps réel
de la matière visuelle. »22
On peut par exemple évoquer l'installation Light Invaders du studio de graphistes SuperScript dans le cadre du festival Nuits Sonores à Lyon en 2010.
« Light Invaders est un projet en ligne qui permet aux internautes de composer des séquences animées selon une grille définie. Ces animations sont ensuite récupérées
et mixée en live selon différents paramètres d'interactivité comme la réaction directe
au son, le contrôle des couleurs, la transformation des formes, les transitions,
la répartition, la vitesse etc. »23
Il est amusant de constater que l'on peut trouver un pionnier de ces pratiques dès le début du XXe siècle, en la personne du musicien Alexandre Scriabine qui développe des effets visuels associés à sa musique, comme une sorte de VJ avant l'heure.
« Dans Prométhée ou le soleil de feu (1909-1910), il juxtapose à son orchestre un clavier lumineux destiné à projeter sur un grand écran les couleurs correspondant aux hauteurs musicales, selon le cycle harmonique des quintes, le phénomène de la vibration étant supposé agent universel de la perception de l'univers sensible. »24
—
1. DE SMET, Catherine, « Habiller le jazz »,
in Pour une critique du design graphique, B42, Paris, 2012
2. Starchild, « Alex Steinweiss ou la petite histoire
de la pochette d'album », in Destination Rock [En ligne]
http://www.destination-rock.com/tribune/sujet-pochettealbum.html
3. Voir le site du label Warp.
4. Voir le site du label m_nus.
5. Voir le site du label Sound Pellegrino.
Voir le site du label Marble Music.
6. Voir le site du label Raster Noton.
7. Voir la pochette sur le site de John Barton.
8. Voir le projet sur le site de Michael Hansen.
Voir la vidéo liée au projet.
9. SIEGEL, Dmitri, « Un Clou de plus dans le cercueil du graphiste », in Le Graphisme en textes, Pyramyd, Paris, 2011
10. Collectif, « Biophilia », in Wikipédia [En ligne]
http://fr.wikipedia.org/wiki/Biophilia
Voir l'explication complète sur l'application Biophilia.
Voir une vidéo explorant l'application.
Voir l'application en ligne.
11. Collectif, « Clip » in Wikipédia [En ligne]
http://fr.wikipedia.org/wiki/Clip
12. Voir le clip de Star Guitar réalisé par Michel Gondry.
13. Voir le clip du titre Second Bad Vilbel d'Autechre, réalisé par Chris Cunningham.
Voir le clip du titre Gantz Graf d'Autechre, réalisé par Chris Cunningham.
14. Voir le clip de Until the Quiet Comes de Flying Lotus, réalisé par Kahlil Joseph.
15. CHAILLOU, Thimothée, « Francis Baudevin – Polydor, 2002 »,
in Thimothée Chaillou [En ligne]
http://www.timotheechaillou.com/texts/francis-baudevin--polydor
16. CASTANT, Alexandre, Planètes sonores, Monografik, Blou, 2007
17. Anonyme, « Corps en mouvement »,
in Cité de la musique, Médiathèque [En ligne]
http://mediatheque.cite-musique.fr/masc/?INSTANCE=CITEMUSIQUE&URL=/mediacomposite/cmde/CMDE000000200/06.htm
18. VAN ASSCHE, Christine,
« Sonic Process, une nouvelle géographie des sons »,
in Sonic Process, une nouvelle géographie des sons,
Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2002
19. TOOP, David, « La Vie en transit », in Sonic Process, une nouvelle géographie des sons, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2002
20. LELOUP, Jean-Yves, Digital Magma, Scali, Paris, 2006
21. DESHAYS, Daniel, Pour une écriture du son, Klincksiek, Paris, 2006
22. Collectif, « Vidéo-jockey », in Wikipédia [En ligne]
http://fr.wikipedia.org/wiki/Vidéo-jockey
23. Description du projet sur le site du studio SuperScript.
http://www.super-script.com/v2/fr/super/page/projets/multimedia/light-invaders
24. DENIZEAU, Gérard, Musique et arts, Honoré Champion, Paris, 1995
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La pochette de Grand canyon Suite d'Arturo Toscanini, conçue par Alex Steinwess,
et la pochette de la compilation Mambo for Cats, conçue par Jim Flora.
La pochette de God Save the Queen des Sex Pistols (1977), conçue par Jamie Reid,
et celle de Unknow Pleasures (1979) de Joy Division, par Peter Saville.
Conception graphique par Yes Studio pour un coffret paru sur Warp Records.
Charte graphique du label Marble, conçue par Museum Studio.
Application Biophilia de Björk.
Affiche Beethoven par Josef Müller-Brockmann, 1955
Second Bad Vilbel d'Autechre, réalisé par Chris Cunningham en 1995.
Star Guitar des Chemical Brothers, réalisé par Michel Gondry en 2002.
Composition VIII, Wassily Kandinsky, 1923
Polydor, Francis Baudevin, 2002
Plight, Joseph Beuys, 1985
TV Cello, Name June Paik, 1974
Pavillon Philips, dessiné par Le Corbusier, qui accueilla le Poème électronique
d'Edgar Varèse et Concret PH de Iannis Xénakis.
Exposition Sonic Process au Centre Georges Pompidou en 2002, dont la signalétique
et l'habillage graphique fut conçu par le studio Helmo.
Leviathan, Anish Kapoor, Monumenta, Grand Palais, 2011
Superposition, Ryoji Ikeda, 2012
Light Invaders, SuperScript, 2010
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