le livre comme
espace d'interprétation

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Le livre, en tant qu'objet et support d'un contenu spécifique, peut devenir un véritable espace d'interprétation pour les designers graphiques. Mais cette conception se doit d'être le fruit d'une réflexion sur sa forme, en adéquation avec son contenu et son lecteur, et non seulement un acte esthétique gratuit. Le design d'un livre doit appuyer son propos, et ne pas oublier que « la forme suit la fonction », suivant le célèbre dicton de l'architecte américain Louis Sullivan.
« Pour moi, un livre doit être un outil qui ait un sens pour tout le monde. […] faire en sorte que ce ne soit pas seulement un bel objet qu'il ne faut pas toucher. Créer un livre qui soit un outil. […] Le rôle d'un graphiste ne se réduit pas à faire un livre qui ait belle apparence… […] Je n'essaie pas d'être originale ; je veux réaliser des livres qui correspondent à quelque chose de précis, et quand vous avez un bon argument, cela marche. […] Pour moi, il est important que le livre soit un ensemble cohérent. Le format, le poids, la clarté. De petits morceaux d'architecture : j'aime construire des livres. »1

Cela passe d'abord évidemment par le travail typographique, central dans la plupart des ouvrages principalement orientés vers des contenus textuels. Cet exercice de mise en forme du texte doit bien sûr, lui aussi, être pensé en fonction de son contenu mais aussi de sa clarté.
« Tout graphiste qui se respecte restera persuadé que la forme qu'il élabore ne relève pas uniquement d'un acte esthétique mais aussi d'une transformation agissant directement sur la perception du contenu. En ‹ composant › un texte selon les règles typographiques, il agira directement sur la qualité de la lecture. Mais son influence sur la perception de ce contenu ira plus loin, car l'apparence du texte se modifiera selon l'atmosphère typographique créée. Par son intervention sur la mise en pages, le graphiste pourra valoriser, neutraliser ou même rendre le texte inaccessible. Il saura le faire paraître plus contemporain qu'il ne l'est ou, au contraire, l'inscrire volontairement dans l'histoire. Il lui donnera une apparence superficielle, ou en revanche, le crédibilisera, le rendra majestueux et officiel. […] Ce n'est d'ailleurs pas le plus bruyant visuellement qui nous attirera mais bien celui qui saura s'exprimer avec justesse par rapport à son contenu. Celui qui saura introduire une narration juste et prendre la forme à la fois sensible et intelligente qui lui corresponde. »2

Jan Tschichold, dans son traité La Nouvelle Typographie, de 1928, prône ainsi un traitement typographique fonctionnel et clair, déclarant que « l'essence de la nouvelle typographie est la clarté » et que le designer doit « se débarrasser de tout ce qui n'est
pas nécessaire ».3 Il est rejoint deux ans plus tard dans ses idées par Beatrice Warde, qui, dans son texte Le Verre de cristal, compare le bon traitement typographique d'un texte à un verre à vin en cristal, transparent et simple, qui permet de révéler son contenu et de s'effacer derrière celui-ci.4
Enfin, ses postulats vont de pair avec les nombreuses théories sur les systèmes de grilles qui ont été écrites depuis près d'un siècle. Dans La Philosophie de la grille de 1981, Josef Müller-Brockmann incite le graphiste, en adoptant le système de grille,
à « se soumettre à des lois universellement valides » dans une « volonté de systématiser, de clarifier et de rationaliser les processus de création et de production ».5
Ces multiples théories de rationalisations semblent toujours d'actualité pour concevoir
des livres clairs et efficaces, à la lisibilité optimisée.

D'un point de vue pratique, nous pouvons évoquer quelques designers notables dans le domaine de l'édition classique (c'est-à-dire éditant des ouvrages constitués principalement de textes, tirés en très grand nombre d'exemplaires et diffusés largement).
En France, on peut citer Pierre Faucheux, qui a profondément fait évoluer le design éditorial, notamment lors de son poste de directeur artistique du Club français du livre à partir de 1946 où il a notamment transformé le concept de maquette des livres.
Il a ensuite repris la direction graphique du Livre de Poche (en 1963), laissant derrière lui de nombreuses couvertures célèbres.
De façon similaire, et à la même époque, Robert Massin effectue un travail remarquable pour les Éditions Gallimard, faisant évoluer leur image et améliorant la compréhension du texte grâce à sa mise en forme typographique. Il a ainsi élaboré la conception d'ouvrages célèbres pour leurs conceptions graphiques comme Exercices de style (1963) et Cent Mille Milliards de Poèmes (1961) de Raymond Queneau et La Cantatrice chauve (1964) d'Eugène Ionesco. C'est aussi lui qui donna sa charte graphique à la collection Folio lancée en 1971.

Dans la lignée de ces graphistes devenus cultes, nous pouvons citer, toujours en France, Philippe Millot, qui réalise un travail remarquable pour les Éditions Cent Pages et l'Association pour la Diffusion de la Pensée Française (entre autres), opérant toujours des choix spécifiques spécialement adaptés pour chaque élément de chaque ouvrage.
« Chaque livre se distingue parmi tous ceux qu'a conçus Philippe Millot. Même les collections dont il a défini le principe visuel ménagent des possibilités de variations qui garantissent à chaque volume sa propre identité, au-delà des traits communs signalant leur appartenance à un même ensemble. […] Les livres qu'il ‹ dessine › sont des objets à part entière, qui affirment leur tridimensionnalité et dont le moindre composant reçoit les soins les plus attentifs. Les ouvrages édités par l'ADPF, consacrés à des écrivains ou à des problématiques culturelles, constituent ainsi un ensemble d'une extrême diversité : dans un format toujours identique, chaque sujet traité donne lieu à une conception visuelle et matérielle spécialement adaptée. »6
On ne peut alors pas s'empêcher d'évoquer sa conception pour le livre Gilles Deleuze
paru aux Éditions Cent Pages, dont le système de pliage complexe et astucieux de la couverture, nous permet d'avoir sur le même plan le visage du philosophe et ses mains emblématiques aux ongles longs.
On peut également citer, encore en France, le duo deValence, effectuant un remarquable travail pour les Éditions B42, Flammarion (Champs Flammarion) et Zones, entre autres.
De l'autre côté de la Manche, on peut évoquer, de la même manière, David Pearson, que ce soit pour ses couvertures originales et colorées faites de motifs minimalistes pour les Éditions Zulma, ou son approche plus classique pour Penguin Books.

À l'inverse de ces exemples, s'affranchissant des règles et des considérations de clarté et de fonctionnalité, on trouve le domaine du livre d'artiste, terrain privilégié d'expérimentation et de recherche.
« L'élaboration et la fabrication d'un livre ne passent pas uniquement par l'application des lois typographiques, elle puise sa force dans le champ créatif, utilisant tous les accidents, hasards générant de nouvelles images et écritures. Le livre d'artiste se ‹ libère › du carcan du livre industriel mais choisit d'être livre, et de ce fait est régi par les mêmes règles auxquelles il se plie ou contre lesquelles il s'insurge. »7

Le livre d'artiste est né à la fin du XIXe siècle en France, en particulier grâce à Stéphane Mallarmé et sa traduction du Corbeau d'Edgar Allan Poe, illustrée de gravures d'Édouard Manet. Le terme désigne au début des livres réalisés par des plasticiens (souvent des peintres ou des graveurs), avec des techniques artisanales et produites à un nombre très réduit d'exemplaires, pouvant aller jusqu'au livre unique. Le plasticien en est autant l'auteur que le concepteur formel, et l'objet en résultant est une œuvre d'art à part entière.

Mais le livre d'artiste tel qu'il nous intéresse tire plutôt son origine de tendances propres
à l'art contemporain. Des expérimentations avaient déjà été tentées par des artistes d'avant-gardes du début du siècle comme Marinetti, Picabia, Duchamp ou Man Ray.
Cependant, c'est véritablement à partir des années 1960 qu'un changement s'opère et que le livre d'artiste est pensé en tant que multiple, avec des techniques proches de l'édition classique, mais avec une démarche plus conceptuelle des formes et des contenus.
« En rupture avec la tradition bibliophilique du ‹ livre illustré › ou du ‹ livre de peintre ›, faits à la main et dans lesquels un artiste associe ses gravures au texte d'un écrivain, le livre d'artiste a pour seul auteur un artiste, qui choisit de faire œuvre sous la forme du livre moderne. Le livre d'artiste se présente donc comme un livre d'apparence ordinaire,
de format modeste, imprimé à l'aide de techniques contemporaines telles que l'offset,
en édition la plupart du temps non limitée. »8
Ce médium est alors principalement utilisé par les courants d'art conceptuel, d'art minimal ou le mouvement Fluxus et on peut notamment citer des artistes tels que Ed Ruscha, Dieter Roth, George Maciunas, Joseph Beuys, Jan Dibbets, Christian Boltanski ou encore Marcel Broodthaers. De plus, ce nouveau support est également pour les plasticiens une manière de prolonger leurs œuvres et de déplacer l'exposition dans un objet facilement reproductible, accessible et pouvant être diffusé largement.

Plus récemment, on peut citer l'exemple du livre d'artiste Un Livre concevable
de Bernard Villers, réalisé en 2003.
« Ce livre de format inhabituel, deux fois plus haut que large, ne s'ouvre pas comme un livre ordinaire, mais se déplie en une grande planche carrée. […] Le pliage en trois de la planche forme un livre de seize pages, la première et la dernière faisant couverture, aux deux plats parfaitement symétriques, avec, des deux côtés, la mention du titre, comme si on pouvait commencer le livre par la fin aussi bien que par le début. […] Ce que le livre une fois déplié révèle, c'est, imprimée en très gros corps sur toute la surface de la planche, une citation empruntée à La Bibliothèque de Babel de Borges. On lit ceci :
Je le répète : il suffit qu'un livre soit concevable pour qu'il existe. Ce qui est impossible est seul exclu. Par exemple : aucun livre n'est aussi une échelle, bien que sans doute
il y ait des livres qui discutent, qui nient et qui démontrent cette possibilité, et d'autres dont la structure a quelque rapport avec celle d'une échelle
. »9
L'œuvre de Bernard Villers énonce donc « la condition qui le rend possible, sans rien y ajouter » dans un « ouvrage concret ». Il opère ainsi une « mise en abyme, procédé artistique qui consiste à inclure dans une œuvre une description d'elle-même en modèle réduit qui la réfléchit et, ce faisant, en dévoile le sens ». L'ouvrage colle donc au plus près de l'œuvre de Borges, exemple « vertigineusement complexe » de ce procédé.
« Malgré sa faible épaisseur et la modestie de son titre, Un Livre concevable pourrait non sans raison prétendre incarner le livre total évoqué par Borges. […] Ainsi, par un jeu de renvois en miroir d'esprit borgésien, dont le point de départ finit par se perdre, Un Livre concevable, en donnant à l'hypothèse de Borges forme de livre, se fait l'interprète de
La Bibliothèque de Babel. »9

Il faut cependant garder en tête qu'il y a de nombreuses distinctions entre le graphiste dessinant un livre pour le commanditaire et l'artiste libre en tout point. Ces différences ont cependant tendance à être parfois plus ou moins floues à l'heure actuelle.
En effet, de nos jours les designers poussent encore plus loin la réflexion sur la forme
de l'objet-livre, se donnant peu de limites à l'adéquation entre aspect et contenu.
De plus, nous pouvons remarquer que ces concepts sont d'autant plus questionnés depuis la fin des années 1980 et l'arrivée du numérique.
« C'est évidemment à l'irruption de l'électronique, et plus généralement des écrans, qu'il faut attribuer cet intérêt nouveau pour la forme du livre et son histoire matérielle. Tant que le règne du papier était sans partage, il était difficile de voir l'objet sous le concept. Pour observer le bocal, dit-on, mieux vaut ne pas être poisson. »10

Des graphistes, proches de démarches artistiques, conçoivent ainsi des livres de façons plus libres et sortant des sentiers battus. On peut alors penser à Fanette Mellier et des créations comme Bastard Battle ou Le Travail de rivière.

On peut également citer le magnifique ouvrage 311 Methods conçu par Manuela Dechamps Otamendi, en parfaite adéquation avec son sujet et son contenu, pensé comme une création à part entière plus qu'un simple support.
« Cette publication, réalisée à l'occasion de l'exposition Methods de l'Atelier d'architecture Pierre Hebbelinck (Pierre Hebbelinck & Pierre de Witt architectes à La AA de Londres), détourne les codes habituels du catalogue d'exposition pour mettre en avant le concept curatorial, à savoir, la méthodologie de l'atelier comme figure centrale plutôt qu'une architecture aboutie. Ce postulat détermine la conception graphique globale de l'ouvrage et notamment notre parti pris de ne pas sublimer l'iconographie. Plutôt que de réaliser un travail photographique spécifique pour cette publication nous avons eu recours aux documents d'archives de l'atelier. Le choix du noir et blanc et d'une trame grossière souligne également ce propos. La forme et la structure de l'ouvrage ont été conçues en adéquation au système d'archivage de l'atelier. L'ordre et la nomenclature des documents utilisés en interne ont été respectés. Les 10 brochures-cahiers qui composent l'ouvrage se rapportent aux 10 projets présentés. Le décalage des couvertures correspondantes laisse apparaître le titre des projets tel un répertoire. La volonté manifeste de discerner les différents cahiers évoque l'autonomie des projets et souligne la modularité de l'exposition puisqu'il s'agit d'une exposition itinérante dont le contenu est susceptible de changer en fonction du lieu qui l'accueille. L'absence de couverture ‹ dure › et le principe de reliure, cahiers agrafés puis collés, font référence au caractère non-précieux et modeste de l'archivage. Les agrafes ont été placées de façon décalée volontairement en vue d'assurer une épaisseur homogène tout le long du dos. Après avoir réalisé plusieurs essais non-concluants chez différents brocheurs en Belgique, nous avons dû faire appel à
un brocheur hollandais pour réaliser l'encollage à froid tel que nous l'envisagions. »11

De tels projets et de telles pratiques restent cependant difficiles, le domaine de l'édition – et notamment en France – ne prêtant pas toujours attention au design, voire s'en passant totalement. « La situation sans doute la plus paradoxale, compte tenu du sujet traité ici, est l'absence totale de contribution graphique, qui entraîne des résultats au demeurant fort divers, de la rébarbative publication universitaire à l'élégante plaquette de poésie sur papier chiffon, patiemment élaborée. »12
Ainsi, il arrive que l'éditeur confie la tâche de conception à un simple opérateur ou à l'imprimeur lui-même. « La maîtrise, désormais accessible à tous, de l'outil informatique constitue aujourd'hui l'une des plus grandes sources d'affaiblissement du niveau d'exigence graphique, une illusoire sensation de compétence s'emparant de chaque utilisateur de logiciel de mise en pages. »12
De plus, ce risque est « renforcé par l'argument économique, qui vient légitimer chez tout éditeur le désir de limiter le nombre des intervenants ».12
Se pose en plus du problème du domaine de l'édition même, le problème du client et son potentiel manque de culture graphique et/ou éditorial, si bien qu'aujourd'hui certains graphistes indépendants réagissent donc à ces obstacles en montant eux-mêmes leur structure éditoriale.





1. BOOM, Irma, entretien avec Peter Bilak,
« Irma Boom, Book Designer », in
Back Cover n°5, B42, Paris, 2012

2. BAUR, Ruedi,
Les 101 mots du Design Graphique,
Paris, Archibook, 2011

3. TSCHICHOLD, Jan, « La Nouvelle Typographie »,
in
Le Graphisme en textes, Pyramyd, Paris, 2011

4. WARDE, Béatrice, « Le Verre de cristal »,
in
Le Graphisme en textes, Pyramyd, Paris, 2011

5. MÜLLER-BROCKMANN, Josef, « La Philosophie de la grille »,
in
Le Graphisme en textes, Pyramyd, Paris, 2011

6. DE SMET, Catherine, « Dessiner les livres »,
in
Pour une critique du design graphique, Paris, B42, 2012

7. Collectif,
Livres d'artistes – livres objets, CERPM, Paris, 1985

8. MŒGLIN-DELCROIX, Anne,
Esthétique du livre d'artiste 1960-1980, Paris, BNF, 1997

9. MŒGLIN-DELCROIX, Anne, « Du Livre comme idée »,
in
Sur le livre d'artiste, Le Mot et le reste, Marseille, 2006

10. MELOT, Michel,
Livre, L'Œil neuf, Paris, 2006

11. DECHAMPS OTAMENDI, Manuela, « 311 Methods »,
in
Prix Fernand Baudin [En ligne]
http://www.prixfernandbaudinprijs.be/Public/Book.php?ID=3334

12. DE SMET, Catherine, « Notre livre »,
in
Pour une critique du design graphique, B42, Paris, 2012




↑ haut de page


La Cantatrice chauve, Eugène Ionesco, 1964, conçu par Robert Massin.


Livre des Éditions Cent Pages, dessiné par Philippe Millot.


Trois couvertures dessinées par Philippe Millot.pour l'ADPF.


Couverture du livre Gilles Deleuze aux Éditions Cent Pages, conçu par Philippe Millot



Couverture conçue par David Pearson pour les Éditions Zulma.


Un Livre concevable, Bernard Villers, 2003


Bastard Battle, Céline Minard, 2008, design de Fanette Mellier.




311 Methods, conçu par Manuela Dechamps Otamendi en 2009.