Le hip-hop est un mouvement culturel regroupant plusieurs disciplines (style, mode, breakdance, graffiti, idéologie, culture de rue…) et pas seulement un genre musical. Cependant la musique qui a émergé de ce mouvement est principalement appelée hip-hop, mot déjà présent dans les rues au début des années 1970. Selon Ulf Poschardt « ce serait Afrika Bambaataa qui l'aurait redéfini pour englober la totalité de la culture hip-hop » en 1974.1
Au début des années 1970, Kool DJ Herc, new-yorkais d'origine jamaïcaine, organise des block parties (fêtes de quartier) dans son quartier du Bronx. C'est un héritage direct des sound-systems, jamaïcains eux-aussi.
Au début, il passe beaucoup de reggae mais se rend vite compte que le funk et la soul satisfont plus son public. Très vite, il constate également que c'est principalement les breaks instrumentaux (passages rythmiques des disques) qui intéressent les danseurs.
Le hip-hop naît alors de la volonté de prolonger les breaks pour les danseurs en passant sur deux platines le même disque et en jonglant entre les deux pour toujours rester dans les passages où se trouvent les breaks.
« C'est là qu'intervient le génie de Kool DJ Herc, lorsqu'il découvre qu'avec deux platines
et une mixette, et au prix de quelques manipulations savantes il peut prolonger à l'envi
ces portions »2
À la différence du disco, Kool DJ Herc ne cherche pas à mélanger deux disques de manière délicate et sans rupture. Il les cut (passe de l'un à l'autre en les coupant net)
et n'en retient que les passages rythmiques. En quelque sorte il invente une manière artisanale de sampler des breaks dix ans avant l'apparition des premiers samplers.
Le DJ devient alors quelqu'un qui crée à partir d'un instrument de lecture et de matières sonores déjà existantes. Il s'approprie la technologie et la récupère à ses fins, pour concevoir quelque chose de nouveau.
« Herc et ses épigones considéraient les chansons comme des sortes de carrières auxquelles ils pouvaient arracher des pierres pour la construction de leurs propres œuvres. De vieux morceaux servaient de matériau à une nouvelle musique transcendant l'ancienne, au sens du terme hégélien aufheben – c'est-à-dire en la niant, la conservant et l'élevant simultanément. En ayant simplement eu l'audace de revendiquer l'histoire de la musique comme matériau de sa propre création, le DJ s'éleva au statut d'auteur, c'est-à-dire d'initiateur, créateur et fondateur d'un phénomène nouveau lui appartenant en propre. Avec ses breakbeats, Herc détacha la musique de son vieux contexte pour l'intégrer à son « processus de composition ». »1
Deux figures importantes de la scène, Afrika Bambaataa et sa Zulu Nation (considéré comme un fin connaisseur de disques), et Grandmaster Flash (perfectionniste et bricoleur génial), vont alors émerger et s'initier à l'art des platines.
Aux mêmes instants, Grand Wizard Theodore invente le scratch par accident (en passant sa main d'avant en arrière sur un disque alors que sa mère l'appelle), prouvant que la platine peut être utilisée pour créer de nouveaux rythmes et mélodies.
« Le scratch sur platine est une technique consistant à utiliser de petits segments musicaux, brefs et à peine identifiables, tirés du sillon d'un disque, pour les modifier
via transmission électronique en sons percussifs hachés et éclatés. »3
Grandmaster Flash, qui expérimente et agit comme un chercheur et un scientifique
(il était un excellent bricoleur, comme la plupart des DJs de l'époque qui amélioraient ou fabriquaient eux-même leur matériel), constate qu'il reste avec Herc un problème
de synchronisation des deux disques.
Il a alors l'idée d'utiliser un commutateur unipolaire à double bascule (déjà utilisé dans le disco notamment par Pete DJ Jones). Cela lui permit d'entendre à l'avance le disque qu'il veut lancer (au casque). Il put alors mixer des cours passages de breaks et les étendre
à cinq minutes sans que les transitions soient perceptibles.
Grandmaster Flash va ensuite développer de nouvelles techniques telles que le punch phasing (associer un break d'un morceau à l'instrumentation nue d'un autre) ou le back spinning (retour en arrière rapide d'un passage sans perte de rythme).
Les DJ commencent alors à enregistrer leurs compositions/mixes, et les cassettes se mettent à circuler dans le Bronx. Elles sont vendues ou données dans la rue, de la même manière que les dealers avec la drogue. Elles sont également données aux chauffeurs de taxi qui les passent en boucle pour les clients. Cet éloignement de l'industrie discographique permet à la culture hip-hop de se développer dans son propre milieu subculturel, d'y mûrir et de s'y fortifier.
Les DJs continuent aussi à jouer dans les block parties, où le sens de la performance
et du show s'est développé dès le début (les DJs font des acrobaties, tournent sur eux-mêmes, font des cuts avec les pieds ou la bouche…), dans une sorte de compétition à outrance qui fait avancer les protagonistes, les motive à toujours s'entraîner et progresser, être les meilleurs.
Les DJs sont entourés de graffeurs et de danseurs, mais aussi des MCs (maîtres de cérémonie, animateur/chanteur accompagnant le DJ), qui vont alors prendre de plus en plus d'importance, jusqu'à progressivement prendre le pas sur le DJing.
Ainsi, très vite (dès 1979), les premiers rappers stars apparaissent (Kurtis Blow, SugarHill Gang, Melle Mel…)
Petit à petit, le hip-hop se fait connaître dans tous les États-Unis, puis dans le monde,
et exporte et affirme ainsi ces pratiques auprès du grand public et à échelle internationale, plus que n'ont jamais pu le faire les avant-gardes.
« Tout le monde sait que des choses comparables ont déjà été tentées par des gens comme John Cage ou Pierre Schaeffer. Cependant, par définition, ces idées étaient d'avant-garde et n'étaient partagées que par très peu de gens. […] Ce qu'a réalisé Grandmaster Flash a fait le tour du monde. […] des gens comme Grandmaster Flash
et Grand Wizard Theodore n'ont pas seulement inventé une nouvelle façon de travailler
le son, ils ont aussi inauguré une toute nouvelle attitude conceptuelle envers le son : n'importe quel disque peut être détourné et combiné avec un autre disque. »4
En 1981 paraît The Adventures of Grandmaster Flash on the Wheels of Steel, qui devint l'ABC de tous les DJs en herbe. À la même époque, on assiste au développement des boîtes à rythmes (notamment la Roland TR-808) qui étaient censés prendre la place des platines (il en sera autrement). Dès lors, grâce à celles-ci il devient possible de programmer chaque élément d'un rythme et de les arranger à sa manière.
La révélation survint avec Planet Rock d'Afrika Bambaataa & Soul Sonic Force en 1982, où le hip-hop fusionne avec le krautrock et les précurseurs de la techno, formant le son appelé un peu plus tard electro.
« On était tous fans de Kraftwerk. J'ai découvert Autobahn au lycée, quand je travaillais chez un disquaire. Quand j'ai déménagé à New York, on entendait Trans-Europe Express et Numbers partout. Dans Planet Rock, nous avons marié ce son avec le Bronx et la culture hip-hop qui s'y développait. […] quand j'allais traîner dans le parc, j'entendais des gens rapper par-dessus Trans-Europe Express. […]
Avec mon partenaire John Robbie et avec Bambaataa, on a saisi au vol ce qui se passait, et nous en avons fait Planet Rock. »5
Ainsi, durant la première moitié des années 1980, les productions s'enrichissent dans cette voie, mêlant à l'utilisation des platines comme instrument les boîtes à rythmes et les synthétiseurs.
Dans la deuxième moitié des années 1980, les productions s'enrichissent encore avec
le développement et la démocratisation des samplers. Les producteurs se mettent à travailler de la même manière que les DJs le font avec leurs platines, en assemblant des breaks et de courtes mélodies. Pour exemple des morceaux devenus cultes tel que
Eric B for President (1986) d'Eric & Rakim, révolutionnant la pratique du sampling.
« La technologie de l'échantillonnage a commencé à dominer la production de musique électronique dès la fin des années 1980. La montée en puissance du sampling de haute qualité fit de n'importe quelle bribe sonore un instrument de musique potentiel.[…]
Les producteurs se mirent à travailler de la même façon que les DJ, et à plonger dans leurs stocks de disques à la recherche de matériaux. »6
Ces innovations sont très représentatives de la façon dont évolue alors le hip-hop durant les années 1990, souvent considérées comme l'âge d'or du hip-hop et surtout du rap.
Le sampling se répand et devient la technique la plus utilisée. On constate notamment, par le biais du sample, un retour aux sonorités jazz et soul (les influences electro et techno se perdent).
Les productions en studio prennent le pas sur les performances live des DJs.
La culture hip-hop explose à l'échelle mondiale, se médiatise et devient un des styles musicaux les plus écoutés. On assiste à une avalanche de rappers, groupes et producteurs célèbres et doués (tout s'est largement perfectionné et professionnalisé depuis les débuts), venants notamment des États-Unis, oscillant entre East et West Coast. Dr Dre, DJ Premier, Pete Rock, Jazzy Jeff, Muggs, RZA, Q-Tip, Necro, MF Doom, Madlib, Puff Daddy… pour les producteurs ; et Nas, Tupac, Snoop Dogg, Biggie, KRS One, Rakim, Jay Z, NWA, Ice Cube, Kool G Rap, Wu-Tang Clan, Guru, Public Enemy, Mobb Deep, Big L… pour les rappers.
Très vite, face à cette émergence de la culture rap, les DJs (alors éclipsés) vont réagir
et vouloir revenir sur le devant de la scène. Ils remettent au goût du jour l'utilisation des platines comme leurs précurseurs le faisaient et lui donnent le nom de turntablism, terme inventé par DJ Babu en 1995, pour qui « le turntablist est une personne qui utilise des platines non pour jouer des disques mais pour manipuler le son et créer de la musique. »7
Les artistes du turntablism décident alors de se passer des rappers et de sortir des disques quasi instrumentaux où ils étendent leurs techniques et leur inventivité.
En 1995 sort Return of the DJ, compilation réunissant la crème de ce courant : Qbert, Invisibl Skratch Piklz, Beat Junkies, Babu, Rob Swift, Mixmaster Mike, Cut Chemist, Peanut Butter Wolf…
La virtuosité technique et les jongleries vinyliques deviennent impressionnantes et ces acteurs repoussent sans cesse les possibilités à tel point que Grandmaster Flash n'aurait pu les prévoir.
Ils vont alors autant œuvrer pour cette pratique de turntablism en performant en live des mixes sur leurs platines, qu'en studio où ils produisent à partir de cet outil auquel ils adjoignent un sampler (ils samplent ainsi directement à partir de leurs vinyles des boucles qu'ils manipulent autant qu'ils veulent par la suite).
L'album Endtroducing (1996), de DJ Shadow, représente l'apothéose de cette discipline. C'est le premier album à être entièrement composé de samples prélevés à l'aide d'un sampler, d'une platine et d'une inépuisable collection de disques. Il puise dans de nombreuses sources et les assemble d'une manière proche de la perfection, effaçant
leurs limites et fondant le tout dans un disque homogène, aux rythmes lents et aux mélodies raffinées.
Beaucoup, de labels et groupes proches de cette esthétique se développent au milieu des années 1990, notamment Ninja Tune et Mo'Wax, et le terme abstract hip-hop (fusion de soul et d'abstraction, de groove et de techno) pour les désigner apparaît, suivi un peu plus tard du terme trip-hop (terme flou inventé par des journalistes soucieux de vendre) servant à distinguer la frange de ce courant ayant émergé à Bristol depuis le début des années 1990 avec Massive Attack et Portishead (comportant souvent des sonorités plus froides, mélancoliques, des mélodies et des chants plus poussés).
Ces différents genres vont ensuite s'hybrider avec beaucoup de musiques électroniques, devenant de plus en plus flous dans une myriade de sous-genres difficiles à discerner.
On distingue cependant en général l'appartenance au hip-hop par les rythmiques.
Parallèlement, on assiste, notamment dans les productions de rap, à un renouveau
de l'analogique (ou du faux analogique via numérique), de sons de boîtes à rythmes et synthétiseurs, notamment dans les courants Dirty South et Crunk (ainsi que leurs multiples sous-genres).
Mais le numérique et le virtuel restent tout de même omniprésents.
Quant au domaine du DJing, les platines vinyles sont toujours présentes mais on trouve également désormais des logiciels de mix et de scratch tels que Serato ou Traktor aux possibilités gigantesques. Ces logiciels peuvent également être contrôlés par des machines plus ou moins similaires aux platines traditionnelles, mais numériques et augmentées d'un nombre considérable de boutons, outils et possibilités.
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1. POSCHARDT, Ulf, DJ Culture, Éditions de l'Éclat, Paris, 2002
2. TARRIERE, Vincent, Vibrations n°4, mai 1998
3. TOOP, David, « Hip-Hop », in Modulations,
Une Histoire de la musique électronique, Allia, Paris, 2010
4. ESHUN, Kodwo, in Modulations, Une Histoire
de la musique électronique, Allia, Paris, 2010
5. BAKER, Arthur, in Modulations, Une Histoire
de la musique électronique, Allia, Paris, 2010
6. BERK, Mike, « Technologie », in Modulations,
Une Histoire de la musique électronique, Allia, Paris, 2010