pionniers et
courants artistiques

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Dès 1913, les inventions traitant du signal sonore, inspirent les milieux artistiques, et notamment les futuristes, qui développent le concept de musique bruitiste. Cette même année, Luigi Russolo publie le manifeste L'Art des bruits, qui en pose les bases.
Selon lui, la révolution industrielle aurait accru la capacité de l'homme à apprécier des sons complexes et l'oreille se serait familiarisée avec les sons urbains et machiniques. De ce fait, pour Russolo, « il faut à tout prix rompre ce cercle restreint de sons purs
et conquérir la variété infinie des sons-bruits » et « élargir et enrichir de plus en plus
le domaine des sons ».1

Il prône ainsi dans son manifeste l'emploi des sons-bruits en musique, ainsi que l'avènement d'une musique nouvelle. Dans sa conclusion, il revendique l'utilisation
de machines permettant des variations étendues de tons et le développement des rythmes par les bruits.
C'est donc dans cette logique qu'il réalise plus tard ses Intonarumori, des machines sonores qui permettent différents contrôles sur différents types de sons.

C'est onze ans plus tard, et au sein du Bauhaus, que les possibilités de la musique électronique sont à nouveau étudiées sous le prisme des milieux artistiques.
En grand visionnaire, László Moholy-Nagy annonce dès 1924 que « le phonographe
est un outil précieux pour la musique future à condition de ne pas s'en servir uniquement pour la reproduction d'œuvres enregistrées », devançant de plus de quarante ans les théories d'expérimentations sur platines du hip-hop.
Il fit alors l'expérience de « graver sur des disques de gramophone des structures graphiques et faire ainsi de cet instrument de reproduction un instrument productif. »2
Il constate alors que « les signes graphiques permettent d'établir une nouvelle gamme sonore graphico-mécanique, c'est-à-dire créer une nouvelle harmonie de type mécanique, et ceci en examinant chacun des signes graphiques en établissant la loi de leurs relations ».3 Il y voit donc des possibilités infinies « qui rendraient superflus tous les instruments passés ».2
John Cage, autre pionnier utilisant les outils de reproduction, compose Imaginary
Landscape n°1
en 1939, pour trois platines sur lesquelles tournent des disques de sons-tests passés à différentes vitesses.

Des avancées majeures furent réalisées plus tard, à la fin des années 1940, alors
que le gramophone et le poste de TSF étaient entrés dans les foyers, et lorsque des expérimentations sur bandes magnétiques dans un studio français donnèrent naissance
à la musique concrète.
Cela commence notamment avec Pierre Schaeffer, rejoint ensuite par Pierre Henry,
et leurs recherches au sein des studios de la RTF où ils profitent des installations pour utiliser des sons enregistrés comme base de leurs montages sonores, notamment avec des outils tels que le disque, le magnétophone et les bandes magnétiques. Ils travaillent en combinant ces sons à différents niveaux, en les enregistrant et en les manipulant de diverses manières.
« Il devenait possible d'interférer avec la musique sous sa forme plastique – de l'inverser, de l'accélérer ou de la ralentir, de la mesurer, de la disposer sur une plaque et de la disséquer à loisir. L'instant artistique […] se répartissait dans tout le processus de manipulation de sons stockés ou trouvés ailleurs, procédé sonore glané dans des gares, le cliquetis des docks, les clameurs de la ville, le grincement des portes ou des soupirs, sanglots et chuchotements, la nouvelle approche cherchait à amener au premier plan l'environnement de la vie contemporaine ».4

La pièce la plus emblématique de la musique concrète et de la collaboration entre Schaeffer et Henry est sans aucun doute la Symphonie pour un homme seul de 1950.
En 1951, ils fondent ensemble le Groupe de Recherches Musicales (GRM) au sein duquel ils avaient tout loisir d'expérimenter leur nouvelle musique, et qui se développa à une échelle internationale, ayant vu défiler des compositeurs tels que Karlheinz Stockhausen,
Pierre Boulez, Olivier Messiaen, Edgard Varèse…
En 1958, Pierre Henry se sépare de Schaeffer et quitte le GRM pour fonder Apsome, son propre studio auto-financé.
Pendant que se construisait la musique concrète à Paris, Robert Bayer fondait le studio WDR, à Cologne, en 1951, entièrement consacré au développement des techniques de musique électronique. Karlheinz Stockhausen en profita pour élaborer ses propres recherches sonores. Ses travaux se basent alors sur le sérialisme, testant son concept « qui consistait à appliquer les structurations sérielles à des ondes sinusoïdales générées par des oscillateurs électroniques ».4
En 1956, il enregistre Le Chant des adolescents dans lequel il étire des fragments de voix et les glisse dans une enveloppe évolutive de sons électroniques.
Par la suite, dans les années 1960, il travaille en mélangeant des sources sonores très hétéroclites (différentes musiques ethniques par exemple), sorte de métissage. « Il fit passer la musique sur bandes magnétiques d'un simple exercice de collage à un travail d'immersion des sons et des références dans un bain bouillonnant où ils se dissolvent finalement dans la fluidité contrôlée du mixage final ».4
Durant les mêmes années, les expérimentations électroniques ont également leur place
à New York, notamment avec John Cage et David Tudor, qui dissèquent les bobines de bandes enregistrées en grand nombre, créant Music of Changes (1951), Imaginary Landscapes n°5 (de 1952 et comportant un collage de 42 disques de jazz), Williams Mix (1953), Project for Music for Magnetic Tapes (1954)…
Un peu partout dans le monde, des studios de recherches sonores apparaissent comme par exemple le NHK à Tokyo, le CPEM Center à la Columbia University de New York, le studio de Luciano Berio à Milan, le MIT de Boston, le STEIM d'Amsterdam, puis l'Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique (IRCAM) à Paris en 1970.
Mais jusque-là, toutes ces expérimentations restaient plutôt hermétiques, dans une sorte de « cercle fermé restreint à des dialogues soniques entre initiés ».4 Ce domaine s'ouvre et se démocratise progressivement, notamment lors de l'exposition universelle de Bruxelles où le Poème électronique de Varèse et Xenakis fut diffusé. « Près de deux millions de visiteurs entendirent cette composition en traversant l'exposition ».4
Petit à petit, les recherches des musiques électroacoustiques s'insinuent dans
les musiques populaires
, que ce soit dans Revolution Number 9 des Beatles (1968),
dans les expérimentations électroniques de Pink Floyd, les chansons de Frank Zappa, les compositions électriques de Miles Davis…
Aujourd'hui, il est évident que ces musiciens avant-gardistes ont véritablement influencé les musiques électroniques actuelles, que ce soit consciemment ou non.

Après les expérimentations sonores des années 1950, les possibilités des musiques électroniques sont à nouveau étudiées sous le prisme des milieux artistiques, notamment par le mouvement Fluxus. On y retrouve John Cage qui continue ses recherches.
Il compose par exemple avec plusieurs phonographes ou plusieurs radios :
« le phonographe nous donne l'opportunité de créer des sons et des rythmes au-delà
de notre imagination. […] Composer et jouer avec quatre phonographes, pour moi, c'est comme construire de la musique avec un quartet pour moteur à explosion, souffle de vent, battement de cœur et glissement de terrain. »5
En 1965, il crée Rozart Mix, pour un minimum de 88 boucles de bandes magnétiques,
et à partir de 1967, il commence à composer à l'ordinateur, notamment pour HPSCHD,
pour sept clavecinistes et 51 magnétophones.
Toujours au sein du mouvement Fluxus, « Milan Knizak crée ses Broken Music dans
les années 1970 en manipulant des disques, visuellement ou d'un point de vue sonore
en les rayant, en les cassant, en jouant sur leur variation de vitesse… »6

Plus tard, un autre acteur important de la musique électronique dans les milieux artistiques est Christian Marclay, qui n'est pas vraiment un pionnier puisque ses recherches commencent au milieu des années 1980, mais évolue à part des milieux musicaux et appartenant plutôt au domaine des arts plastiques.
Il entretient une approche expérimentale de la musique, avec des démarches pouvant évoquer celles de musiciens comme John Cage. Il est cependant tout autant un artiste visuel, créant des œuvres qui se regardent autant qu'elles s'écoutent.





1. RUSSOLO, Luigi, L'Art des bruits, Allia, Paris, 2003

2. POSCHARDT, Ulf,
DJ Culture, Éditions de l'Éclat, Paris, 2002

3. MOHOLY-NAGY, Laszlo,
Neue Gestaltung in der Musik, 1923

4. YOUNG, Rob, « Les Pionniers », in
Modulations,
Une Histoire de la musique électronique
, Allia, Paris, 2010

5. John Cage, cité dans
Techno Rebelle, Denoël, Paris, 2002

6. CASTANT, Alexandre,
Planètes sonores, Monografik, Blou, 2007

7. KYROU, Ariel,
Techno Rebelle, un siècle
de musiques électroniques
, Denoël, Paris, 2002



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