les fonctions auteur
----

Dès lors que tout le monde devient facilement créateur et que les « spectateurs » deviennent « acteurs », la notion d'auteur est alors plus que jamais ébranlée,
confirmant en cela la pensée de Roland Barthes, développée dans le texte La Mort de l'auteur de 1968.

« L'écriture est destruction de toute voix, de toute origine. L'écriture, c'est ce neutre,
ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit. […]
l'image de la littérature que l'on peut trouver dans la culture courante est tyranniquement centrée sur l'auteur, sa personne, son histoire, ses goûts, ses passions. [...] l'explication de l'œuvre est toujours cherchée du côté de celui qui l'a produite, comme si, à travers l'allégorie plus ou moins transparente de la fiction, c'était toujours finalement la voix d'une seule et même personne, l'auteur, qui livrait sa ‹ confidence ›. […]
Mallarmé, sans doute le premier, a vu et prévu dans toute son ampleur la nécessité de substituer le langage lui-même à celui qui jusque-là était censé en être le propriétaire ; pour lui, comme pour nous, c'est le langage qui parle, ce n'est pas l'auteur […]
en acceptant le principe et l'expérience d'une écriture à plusieurs, le Surréalisme
a contribué à désacraliser l'image de l'Auteur. […]
l'Auteur n'est jamais rien de plus que celui qui écrit, tout comme ‹ je › n'est autre que celui qui dit ‹ je › : le langage connaît un ‹ sujet ›, non une ‹ personne › […]
Nous savons maintenant qu'un texte n'est pas fait d'une ligne de mots, dégageant un sens unique, en quelque sorte théologique (qui serait le ‹ message › de l'Auteur-Dieu), mais un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées,
dont aucune n'est originelle : le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers
de la culture […]
l'écrivain ne peut qu'imiter un geste toujours antérieur, jamais originel ; son seul pouvoir est de mêler les écritures, de les contrarier les unes par les autres, de façon à ne jamais prendre appui sur l'une d'elles : voudrait-il ‹ s'exprimer ›, du moins devrait-il savoir que la ‹ chose › intérieure qu'il a la prétention de ‹ traduire ›, n'est elle-même qu'un dictionnaire tout composé, dont les mots ne peuvent s'expliquer qu'à travers d'autres mots, et ceci indéfiniment […]
succédant à l'auteur, le scripteur n'a plus en lui passions, humeurs, sentiments, impressions, mais cet immense dictionnaire où il puise une écriture qui ne peut connaître aucun arrêt : la vie ne fait jamais qu'imiter le livre, et ce livre lui-même n'est qu'un tissu
de signes, imitation perdue, infiniment reculée. […]
L'Auteur une fois éloigné, la prétention de ‹ déchiffrer › un texte devient tout à fait inutile. Donner un Auteur à un texte, c'est imposer à ce texte un cran d'arrêt, c'est le pourvoir d'un signifié dernier, c'est fermer l'écriture. […]
Dans l'écriture multiple, en effet, tout est à démêler, mais rien n'est à déchiffrer ;
la structure peut être suivie, ‹ filée › en toutes ses reprises et à tous ses étages, mais il n'y a pas de fond ; l'espace de l'écriture est à parcourir, il n'est pas à percer : l'écriture pose sans cesse du sens mais c'est toujours pour l'évaporer : elle procède à une exemption systématique du sens. […]
Ainsi se dévoile l'être total de l'écriture : un texte est fait d'écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation ; mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce lieu, ce n'est pas l'auteur, comme on l'a dit jusqu'à présent, c'est le lecteur : le lecteur est l'espace même où s'inscrivent, sans qu'aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite un écriture ; l'unité d'un texte n'est pas dans son origine, mais dans sa destination, mais cette destination ne peut plus être personnelle : le lecteur est un homme sans histoire, sans biographie, sans psychologie ; il est seulement ce quelqu'un qui tient rassemblées dans un même champ toutes les traces dont est constitué l'écrit. […]
nous savons que, pour rendre à l'écriture son avenir, il faut en renverser le mythe :
la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l'Auteur. »1

La même année, Michel Foucault écrit Qu'est-ce qu'un auteur ?, où il démontre que les relations auteur/textes ont changés aux cours des siècles. Ainsi, par exemple, il nous fait remarquer que les textes sacrés anciens n'ont pas d'auteurs attribués mais qu'en revanche les textes scientifiques reposaient sur un auteur identifié. Les textes « littéraires » (récits, contes, épopées, tragédies, comédies…) circulaient « sans que soit posée la question de leur auteur ». Il y fait remarquer que c'est véritablement à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle que l'on appose l'idée de propriété à l'auteur (droits d'auteur, de reproductions…). Il poursuit également dans ce texte la pensée de Barthes et analyse les « opportunités » que peut créer la « mort de l'auteur ».
« Ce qu'il faudrait faire, c'est repérer l'espace ainsi laissé vide par la disparition de l'auteur, suivre de l'œil la répartition des lacunes et des failles, et guetter les emplacements,
les fonctions libres que cette disparition fait apparaître. »
La notion clé de ce texte, une formule empruntée à Beckett, et par laquelle Foucault conclut, est : « Qu'importe qui parle ».2

On ne peut alors s'empêcher d'y trouver un écho dans de nombreuses pratiques actuelles. Cette formule semble par exemple déterminante dans les pratiques des musiques électroniques actuelles telles que le DJing où c'est le mix comme entité globale qui parle et non plus les œuvres individuelles qui y sont insérées, et encore moins leurs créateurs
« Depuis que les DJ jouent les disques dans les boîtes de nuit, les enchaînant l'un à la suite de l'autre, les transformant en glissant de l'un à l'autre dans un flot continu, savoir qui est l'auteur de chaque bande a commencé à perdre de son importance. »3
Mais ces deux textes (celui de Barthes et celui de Foucault) semblent encore plus trouver écho dans la pratique reine de l'appropriation qu'est le sampling.
« La techno donne dans tous les cas une seconde vie à un motif déjà ancien : la mort de l'auteur. Le procédé du sampling en serait l'ultime figure, conférant aux pratiques du détournement et de la réappropriation musicale l'efficacité et l'aisance de la technologie
numérique
. Le règne de l'emprunt et du recyclage contresignerait ainsi, s'il en était besoin, la fin du mythe encore avant-gardiste de l'originalité, et le déclin de l'idéologie
du droit d'auteur. »4
Il faut également noter que dans la techno ce phénomène de dissolution de l'auteur est d'autant plus radicalisé par l'aspect do-it-yourself, l'utilisation qu'ils font des outils, mais aussi l'effacement des voix dans les morceaux, et surtout par les attitudes de ses protagonistes qui cultivent souvent l'anonymat (identité mystérieuse, visage masqué…)
et les multiples pseudonymes.
« L'anonymat n'est pas une posture ou une coquetterie d'auteur lorsque ce dernier s'efface complètement derrière son sound system, ou que son label lui sert d'emblème. M1, M2, M3…, les albums distribués par Basic Channel sous le label M parviennent à se vendre
à chaque fois à une dizaine de milliers d'exemplaires sans opérations de publicité ni promotion, sans concerts ni couverture de presse. »4 Cela renforce donc encore l'inimportance de l'identité des artistes et de savoir « qui parle ? »
Ces pratiques reflétant la disparition de l'auteur (ce qui ne signifie en aucun cas celle
du créateur) effacent également l'aura dont parlait Benjamin et annonce un règne de « dissolution de l'idéal romantique de génialité et d'originalité (la musique se fait toujours
à partir d'autres musiques), triomphe de la réappropriation, du recyclage et de la transfiguration de l'ancien, prolifération des simulacres, processus ouvert, infini. »4

Mais ce bouleversement des notions d'auteur est également marqué aujourd'hui par le fait que dans de nombreux domaines, chacun revêt différentes fonctions, et les statuts de créateur, techniciens, opérateur, ingénieur, spectateur… se mélangent constamment.
Ces glissements s'opèrent tout d'abord en musique avec les principes du studio puis encore d'avantage avec ceux du home studio. Ainsi, les artistes des musiques électroniques se sont mis à progressivement endosser les différents rôles de toutes
les étapes du travail en studio.
« Des artistes pratiquant le sampling comme DJ Shadow n'ont pas seulement fait
du studio un instrument à part entière, mais ont fusionnés les concepts de studio
et d'instrument. […]
C'est le studio musical électronique qui a défini un nouveau paradigme sonore en confondant nos définitions standards de l'instrument, de la composition et de l'enregistrement. »5
Dès lors, les artistes travaillent sur chaque étape de la réalisation et le musicien techno devient « à la fois producteur de matière première, transformateur, auteur, interprète et auditeur dans un circuit instable et auto-organisé de création coopérative et d'appréciation concurrente ».6
Le domaine du DJing et du mix aborde évidemment les mêmes aspects.
« Le statut du DJ, son émergence et sa popularisation aux cours des années 1990,
est symptomatique d'une certaine dilution actuelle de l'auteur. Le DJ canalise les flux d'informations, les modèles et les recycle selon une logique qui semble plus proche de celle du passeur ou mieux, de l'opérateur. Le rôle de l'auteur se dissout ici au profit de différents relais, d'artistes œuvrant de façon parallèle, au sein d'une création infinie
et partagée. »7

Ces phénomènes rendent alors floues les frontières des fonctions mais aussi des œuvres qui en découlent. « Ce brouillage du partage des rôles entre production et consommation, création et réception, fragilise du même coup deux modes de totalisation traditionnels dans le champ artistique : en intension, l'auteur synonyme de la clôture du sens de l'œuvre ; en extension, l'œuvre elle-même, qui perd ses limites physiques et temporelles, fantasme rendu au flux d'une matière sonore universelle. »4

Ici encore, les outils du numérique contribuent désormais largement au mélange des fonctions. Les accumulations et les combinaisons de rôles chez une même personne est aujourd'hui rendu facile par les séries de logiciels proposés (Adobe Collection notamment) qui permettent des basculements de l'un à l'autre. Ainsi, par exemple, l'amateur de photographie qui retouche sa création dans Photoshop peut en deux clics endosser la fonction de designer éditorial en basculant vers InDesign pour mettre en page ses photos avec une palette d'outils professionnels étendue, puis éventuellement encore glisser vers des outils en ligne pour publier et diffuser l'objet final.8

De plus, avec cette démocratisation et cette facilité d'accès des technologies, tout « spectateur » devient aisément « acteur ». En effet, rien de plus simple, aujourd'hui,
avec de tels logiciels, que de se mettre à produire du visuel ou du sonore – en piochant dans des archives ou des banques de données – quand on adore en regarder ou
en écouter.
« Le DJ, le musicien ou le cinéaste qui sample est un spectateur qui concrétise ou formalise, expérimente et développe la culture du récepteur qu'il s'est constituée. […] L'auteur, le spectateur, le programmateur fusionnent. La notion d'artiste, assimilée à la notion classique d'auteur, se voit volontiers abandonnée au profit de la notion d' ‹ opérateur ›, de ‹ passeur ›, indiquant un nouveau type d'action consistant à se positionner par rapport à un mouvement perpétuel d'informations, à contribuer à une création d'emblée collective. »9
On peut d'ailleurs analyser la figure du DJ comme celle d'un un auditeur qui se sert de cette expérience comme base de son travail.
« la mort du compositeur coïnciderait avec la résurrection de l'auditeur. Le DJ est les deux à la fois : il est toujours en même temps compositeur et auditeur. […] Le DJ écoute des disques en consommateur et utilise cet acte de consommation de l'art comme point de départ de sa propre création ».10
Tous ces phénomènes de mélange de différentes fonctions peuvent évoquer la formule
énoncée par Deleuze et Guattari : « Ne soyez pas un ni multiple, soyez des multiplicités ! »11

La dissolution de la notion d'auteur fait également émerger de nouvelles pratiques de créations collectives et d'interactivités. Dans le domaine des musiques électroniques,
par exemple, il existe ainsi un grand nombre de nouvelles manières de composer proches du cadavre exquis.
« L'initiateur du projet compose un premier morceau, dont il envoie les quinze à vingt dernières secondes à l'artiste et joueur suivant, qui compose un nouveau titre à partir de ces quelques mesures. Puis, le deuxième musicien procède de la même manière et envoie à son successeur les dernières notes de son titre, et ainsi de suite. Ce type de cadavre exquis et musical, c'est un des nombreux projets collectifs et discographiques qui ont fleuris ces dernières années au sein de la scène techno. D'autres par exemple se sont amusés, à partir d'une première composition originale, à commander un remix à un second musicien, dont la nouvelle version passait alors entièrement entre les mains d'un troisième artiste, jusqu'à ce que l'ensemble compose une chaîne d'interprétations dont on finissait rapidement par perdre l'origine. Dans le même ordre d'idée, certains ont confié à différents producteurs une même sélection de sons et de samples, à partir desquels chacun devait composer un morceau, le résultat présentant une belle variété d'influences à partir d'un même matériau. »7

Ce genres de jeux interactifs étaient aussi déjà présent dans certaines œuvres de John Cage à la fin des années 1960.
« John Cage, par exemple, présente dans une installation comme 33 1/3 (1969) une mise en espace de tourne-disques où il délègue au spectateur, également auditeur, la part aléatoire de la manipulation des électrophones et, à travers elle finalement, la production même des sons qui est alors donnée au public. »12

La création collective est évidemment aussi l'affaire du DJ, qui se nourrit des créations des autres. « Le ‹ moi › du DJ est dispersé dans les caisses de disques. En fonction de la position des faders de la table de mixage, le moi créateur change de consistance, nourri par les œuvres des autres ‹ moi › créateurs que le DJ transforme en une nouvelle unité artistique. »10 Il en est de même pour la pratique du sampling où peut parfois s'opérer une véritable mise en abyme des samples successifs et des sampleurs/samplés. Il peut ainsi arriver qu'un producteur conçoive un morceau en utilisant des samples dans une œuvre qui elle-même en contenait et ainsi de suite.

Bien sûr, une fois de plus, la technologie numérique accroît les possibilités, et notamment internet qui rend facile les partages et les constitutions de réseaux. Ainsi, on assiste aujourd'hui, sur les forums, à de nombreux échanges de conseils, tutoriels, logiciels, plug-ins, patches (section de code que l'on ajoute à un logiciel pour y apporter des modifications)… entre artistes ou passionnés d'informatique.

Du côté du design graphique, on peut évoquer la cas d'Andy Mueller, qui a réalisé la pochette de Too Good to Be True (1998) de Pinebender (un groupe méconnu de Chicago). La pochette de l'album représente un quadrillage, une grille vide et à l'intérieur, l'acheteur
trouve un crayon pour y dessiner sa propre pochette. Le groupe avait ensuite mis en place une galerie pour exposer les créations des personnes ayant acquis l'album.13

Plus récemment, on peut également citer les Collective Investigations de Matthew Bakkom, qui sont des « enquêtes menées en groupe dans des bibliothèques, pour lesquelles il demande à différentes personnes d'observer, de chercher, de se perdre et de trouver un ouvrage, une page, une image, et de mettre en partage ce choix avec les autres participants. Le résultat donne lieu aux copies des pages choisies et du marque-page annoté par les participants, fragments agencés sous la forme d'une nouvelle publication disparate, aux auteurs multiples, disponible gratuitement en ligne. »14

Des projets comme celui-ci évoquent alors des questions liées à l'archivage et à son utilisation comme travail15, mais aussi aux pratiques citationnelles et la recontextualisation de ces citations dans le cadre d'une nouvelle création.





1. BARTHES, Roland, « La mort de l'auteur »,
in
Œuvres complètes, Tome 3, 1968-1971, Seuil, Paris, 2002

2. FOUCAULT, Michel, « Qu'est-ce qu'un auteur ? »,
in
L'Idée Libértaire [En ligne]
http://1libertaire.free.fr/MFoucault349.html

3. TOOP, David, cité dans
Monter/Sampler : l'échantillonnage généralisé, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2000

4. DURING, Élie, « Appropriations »,
in
Sonic Process, une nouvelle géographie des sons,
Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2002

5. BERK, Mike, « Technologie », in
Modulations, Une histoire
de la musique électronique
, Allia, Paris, 2010

6. LÉVY, Pierre,
Cyberculture, Odile Jacob, Paris, 1997

7. LELOUP, Jean-Yves,
Digital Magma, Scali, Paris, 2006

8. Voir à ce sujet MANOVICH, Lev, « Importer/Exporter »,
in
Le Graphisme en textes, Pyramyd, Paris, 2011

9. BEAUVAIS, Yann, et Jean-Michel, BOUHOURS,
Monter/Sampler : l'échantillonnage généralisé,
Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2000

10. POSCHARDT, Ulf,
DJ Culture, Éditions de l'Éclat, Paris, 2002

11. DELEUZE, Gilles, et Félix, GUATTARI,
Mille Plateaux,
Éditions de Minuit, Paris, 1980

12. CASTANT, Alexandre,
Planètes sonores, Monografik, Blou, 2007

13. http://sleevage.com/pinebender-too-good-to-be-true

14. CHATEIGNÉ, Yann, « Les Parcs abandonnés », in Collectif,

Le secret des anneaux de Saturne : un projet de Frédéric Teschner
, B42, Paris, 2011
Télécharger un ebook des Collective Investigations ici.
Voir également « La collection et l'archivage de livres ».

15. Voir « La collection et l'archivage de livres »
et « La collection et l'archivage en musique ».




↑ haut de page


Roland Barthes



Too Good to Be True, , Pinebender, 1998. Conception graphique d'Andy Mueller.



Une Collective Investigation de Matthew Bakkom.


Double page d'une publication de Matthew Bakkom résultant d'une Collective Investigation.