le support musical
à l'heure du numérique

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L'arrivée de l'informatique a permis de transformer les sources audio analogiques (alors véhiculées sur des supports physiques) en fichiers numériques, puis, les documents ont pu directement être créés sous formes numériques et traités comme tels. Les fichiers audio ainsi numérisés se retrouvent stockés dans des disques durs et peuvent être à tout moment transférés vers d'autres (par USB ou par systèmes sans fil), mais aussi modifiés facilement. Cette dématérialisation peut s'opérer durant les étapes de production des documents, de diffusion, mais aussi de conservation et d'archivage.
Aujourd'hui, ce phénomène « touche à la fois les supports d'écoute et de communication, l'organisation de l'industrie musicale et le cœur même de la création artistique ».1

Les fonctions de discothèque ont ainsi été complètement bouleversées et réorganisées.
L'apparition de formats tels que le MP3 (extrêmement léger), et l'accroissement des capacités des disques durs, ont rendu possible le stockage de quantités de plus en plus grandes de fichiers audio copiables, échangeables, transportables, manipulables…
Dès lors, devant une telle praticité, il est certain que les supports physiques tels que
la cassette, le CD ou le vinyle, paraissaient limités pour certains usages.
Depuis une quinzaine d'années, la constitution de bibliothèques numériques audio s'est développée chez de plus en plus de personnes, entraînant forcément des modifications des habitudes d'écoute et de stockage.

Ainsi, les fichiers étant indépendants et interchangeables, le format album tend à disparaître dans les disques durs des utilisateurs qui peuvent lire n'importe quel fichier
à n'importe quel moment. Ceux-ci peuvent alors inventer de nouvelles formes d'écoute
à leur gré, tels que les systèmes de compilation, et surtout de playlist (liste de lecture)
qui permet de réunir les fichiers que l'on veut ensemble (et en nombre voulu), et de les lire selon un ordre décidé ou aléatoire, une seule fois ou avec répétitions. Ici, comme dans
la plupart des domaines du numérique, c'est l'auditeur qui s'empare des pratiques,
le spectateur qui devient acteur. Il se rapproche ainsi des pratiques des DJs composant leurs mixes, décidant quel morceau sera joué, à quel moment, et avec le(s)quel(s)
il cohabitera.

Jean-Yves Leloup, dans Digital Magma, propose une étude de ces phénomènes :
« Le format album disparaît, ou plutôt se dilue au profit de nombreux fichiers musicaux, achetés ou piratés sur le net, copiés d'après un CD, téléchargés gratuitement sur un site, échangés avec un internaute ou un proche. On compile, on stocke et l'on rassemble ainsi une vaste bibliothèque sur son disque dur, dont l'organisation est gérée par un logiciel spécifique. […] Ce système de classement et d'accès constitue une manière idéale,
et surtout personnelle de vivre sa collection. […] Car le nouveau mélomane digital préfère aux CD figés par un ordre et une même esthétique, fabriquer ses propres listes de lecture où il peut compiler à loisir les titres qu'il affectionne, selon ses logiques les plus intimes (humeurs, souvenirs, couleurs, thématiques…). […] Enfin, les capacités de lecture infinies (en mode random ou en boucle) de ce type de logiciels, encouragent une immersion musicale totale et durable. Chez ce nouveau genre d'auditeurs, la musique semble faire partie des meubles. Il n'est pas rare de constater que l'ordinateur, sous tension à toute heure de la journée, déverse indéfiniment ses gigaoctets de fichiers
selon un ordre sans cesse renouvelé […] Le numérique, technologie libératrice du consommateur, permet en quelque sorte à chacun d'être le directeur des programmes
de sa propre station. Il offre à l'auditeur une nouvelle liberté d'écoute et d'accès sous
une forme modernisée de flânerie, ce qu'aucun média ne lui avait offert jusqu'ici. […]
On retrouve cette belle idée de la navigation […] Ce type d'écoute flottante, aléatoire et bien sûr, immersive, procure en effet les mêmes sensations de vertige et de découverte que lorsque l'on arpente l'infini du Web, ses sites, ses forums et ses services dédiés à
la musique. […] Quoi qu'il en soit, au moment où la musique se dilue dans les réseaux, où les artistes y perdent parfois de leur influence, ce sont ses auditeurs qui s'en emparent, la modèlent et la réinventent parfois au gré de leurs envies […] ce sont bien
les spectateurs qui ont inventé de nouvelles formes. De nouveaux modèles d'écoute de réception et d'échange que ni les artistes, ni même les ingénieurs et les créateurs de logiciels (souvent dépassés par la puissance de leurs créations), n'auraient pu imaginer. […] La musique ainsi encodée se mue en une sorte de fluide, de matière, d'information, que l'on peut aisément s'échanger, copier ou accumuler sur son ordinateur, son autoradio, son baladeur numérique ou son téléphone portable. […] Compilable et compressible,
elle circule à loisir sur les réseaux de l'information, devient essentiellement nomade
(de nombreux objets high-tech sont conçus dans cette optique). »1

Mais ce phénomène de bibliothèque numérique s'est considérablement accru et radicalisé quand, à la moitié des années 2000, internet a explosé, rentrant dans la majorité des foyers et devenant une habitude quotidienne pour beaucoup. L'écoute des fichiers a alors basculé directement dans l'espace du net, grâce au streaming (lecture de contenus
en direct), avec des sites tels que MySpace, Last fm, Youtube, Deezer, Grooveshark,
ou encore Soundcloud.
Une dématérialisation totale s'accomplit alors : l'auditeur ne possède même plus les fichiers qu'il écoute, stockés sur des réseaux qui sont peut-être à l'autre bout du monde, et disponibles via les boutons et les liens des interfaces de ces sites. Aujourd'hui,
de nombreuses personnes, notamment chez les plus jeunes, ne possèdent ni disques
ni fichiers, et écoutent « leur » musique sur internet, que ce soit via leur ordinateur,
leur baladeur, ou leur téléphone.

Les sites proposant des fichiers audio en streaming développent également des sortes
de réseaux hypertextuels de morceaux, artistes, albums, genres… Une nouvelle forme d'écoute et de découverte assez ludique, rapide et enrichissante, émerge alors, proposant un voyage sonore infini dans les méandres du net. L'auditeur navigue entre les propositions très facilement, en un clic, par le biais de liens lui soumettant des musiciens et des genres similaires. Une sorte de « cartographie culturelle » se crée : liste d'achats, de liens, de news, de suggestions…
À ce propos, Daniel Deshays écrit : « L'accès au téléchargement est en train de remplacer l'achat de CD chez des disquaires qui n'existent déjà presque plus. Articulées à la fois autour des possibilités de programmation de choix personnels, mais aussi sur leur interactivité, ces banques de données ne se contenteront pas de répondre à une commande reçue, elles réagiront à celle-ci en fournissant des propositions
complémentaires déduites de l'analyse des demandes effectuées au préalable
par le même client. »2

L'industrie musicale se retrouve donc déstabilisée, voyant ses produits et ses modes de fonctionnement se dissoudre dans les possibilités du numérique.
Les problèmes actuels de ce secteur ne sont pas nouveaux. Ils se sont posés en tout temps depuis son apparition, au fil de ses évolutions. « Ce secteur culturel a vécu depuis près d'un siècle un nombre important de transformations et de révolutions, en terme de médias comme de supports, qui ont souvent occasionné le même type d'effets, sur les artistes comme sur les auditeurs, que ceux que nous connaissons aujourd'hui. »1
En effet, l'industrie musicale connut déjà de nombreuses crises avant le numérique, allant de l'arrivée de la radio et sa gratuité d'écoute, jusqu'à la faillite du CD, en passant par celle du vinyle et de la cassette.

L'enjeu de l'industrie musicale, qui peut difficilement lutter contre la dématérialisation et
le téléchargement, est désormais de réinventer un modèle économique lui permettant de conserver son monopole. Celle-ci peine (et ne cherche pas autre chose que ses propres intérêts) à trouver un système qui satisferait à la fois artistes, maisons de disques et public. Les grandes firmes ont pourtant vite compris qu'elles devaient ajouter à leurs fonctions la vente et le téléchargement légal en ligne des fichiers, mais cela n'est pas toujours suffisant contre la gratuité. Dans le monde de la musique électronique, les labels indépendants ont déjà compris cela et il est chose courante, dans ce mouvement, de voir des e-labels ou des disquaires en ligne vendre leur musique quasiment uniquement sous forme de fichiers numériques. Ceux-ci remettent alors au goût du jour les formats courts de maxis et de singles, les documents se vendant à l'unité. Mais l'industrie a du mal à lutter contre les pratiques de piratage et d'échanges. Pourquoi acheter un album sous forme numérique à un prix parfois exorbitant alors que celui-ci est trouvable aussi facilement et de la même manière (en quelques clics) gratuitement ? Certains artistes
et labels indépendants, eux, y voient une opportunité et une occasion d'échange et de découvertes, et mettent eux-mêmes en ligne leurs morceaux, mixes, compilations ou albums, gratuitement ou à un prix décidé par l'acquéreur. Certains prônent même une gratuité totale de la musique et sa libre circulation. De telles pratiques s'affranchissent complètement de l'industrie, ne faisant même pas cas de ces débats sur cette « crise », qui est en fait uniquement celle d'un système économique apeuré par ses pertes, analysée par le biais des chiffres d'affaires (et on parle peu de musique elle-même et d'artistes) d'un secteur autocratique en passe d'être désuet. Cette ère de transformation, si elle n'est pas récupérée cupidement, pourrait donner naissance à des systèmes de diffusion de la musique plus équitables, ludiques et exploratifs, se passant éventuellement de majors, organisés par des consommateurs actifs, se libérant des carcans culturels (dictés depuis un siècle par l'industrie), et se passant peut-être de musiciens déifiés
et idolâtrés, à l'orgueil et au portefeuille démesuré.

L'industrie musicale est peut-être en train de vaciller (ou tout du moins contrainte de trouver des alternatives), mais au final, si elle s'écroule, son règne n'aura été que de courte durée, presque anecdotique dans l'histoire de la musique, vieille de plusieurs millénaires.
« La musique enregistrée est vieille d'à peu près un siècle. Avant, il y avait des musiciens qui gagnaient leur vie en faisant des concerts et en jouant de leur instrument. Quand la production de disques s'est transformé en industrie, de très grandes compagnies se sont accaparé les moyens de production et ont dupliqué les enregistrements pour en tirer des profits. Les musiciens n'ont pas été payés en proportion de ces gains, ou ceux qui l'ont été constituent une exception. Avec les copies digitales, un nouveau système de production et d'enregistrement de musique est en train de naître. N'importe quelle personne possédant un ordinateur dispose d'un système de copie digitale.
Vendre de la musique enregistrée, de ce fait, devient totalement obsolète. »3





1. LELOUP, Jean-Yves, Digital Magma, Scali, Paris, 2006

2. DESHAYS, Daniel,
Pour une écriture du son, Klincksiek, Paris, 2006

3. extrait d'une interview de Coldcut, propos recueillis par Christophe Kihm, in
Sonic Process, une nouvelle géographie des sons, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2002

Voir Les Appropriations à l'heure du numérique.





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Interface de la bibliothèque numérique iTunes.























Interface du site de service d'écoute en streaming Deezer.























Interface du site de service d'écoute en streaming Grooveshark.























Interface du site de service d'écoute en streaming SoundCloud.