Désormais, le livre n'est plus uniquement le codex traditionnel en papier qui étendait son monopole sur l'écrit depuis plusieurs siècles. En effet, il cohabite depuis le début des années 1990 avec les supports numériques. Il ne sera plus question ici du livre en tant que volume mais de son transfert sur la surface de l'écran et l'espace virtuel immatériel qu'il contient, pouvant défiler à l'infini.
Malgré cette immatérialité, il est clair qu'il faut garder à l'esprit qu'un texte est indissociable de son support et que nous sommes dans « l'impossibilité de concevoir, d'analyser le texte sans que soient pris en compte les éléments matériel de son inscription qui déterminent les conditions de son déchiffrage. »1
À la différence du livre classique, qui, une fois imprimé, a une forme fixe, le livre numérique lui, est en constante évolution, autant dans sa forme que dans son contenu
ou ses fonctions.
« Qu'est-ce qu'un livre ? Car il faut bien reprendre dans son fondement même la question que se posait Kant. La réponse qu'il y apportait concernait le contenu du livre, son message, qui, désormais désolidarisé de son support se volatilise, disparaît et réapparaît d'écran en écran, se fragmente, s'exécute – comme on le dit d'un morceau de musique – et se reproduit. […] Les œuvres sont rarement stables, elles ne sont jamais définitives ni complètes, en revanche, elles peuvent être facilement fragmentées ou accessibles de façon aléatoire. […] À la vérité fermée et achevée du codex, identifiable et dont l'auteur est seul responsable, au point que l'auteur et ses écrits se confondent, se substitue le caractère propositionnel et hypothétique des textes numériques, non exhaustifs mais cumulatifs, favorisant les emprunts, les détournements et les citations sauvages. »2
C'est rendu possible grâce à un autre facteur qui distingue le numérique : son hypertextualité, qui permet, autant dans la forme que dans le contenu, de lier des éléments entre eux par des hyperliens. L'écriture et la lecture sont ainsi rendus non séquentiels et l'utilisateur peut créer son propre parcours dans des réseaux complexes, passant automatiquement d'un fragment de page à un autre.
Le livre numérique inclut aussi internet, support inépuisable de textes et de contenus
en tous genres. Cependant, devant cette immensité, Michel Melot l'assimile plutôt
à la bibliothèque :
« Ce que concurrence l'ordinateur est plus la bibliothèque que le livre. Internet n'est pas
un livre, mais c'est bien une nouvelle forme de bibliothèque, et ce que l'on constate aujourd'hui n'est pas l'étouffement de l'un par l'autre, mais leur stimulation. »2
Dès lors, la culture numérique permet de nouvelles possibilités pour la création. Elle « engendre un profond mouvement de reconfiguration des pratiques, des apprentissages,
de l'économie et des modes de production des savoirs et des divers champs de la création et, par conséquent, de leur statut. »1
Par exemple, internet permet de nouvelles formes d'écriture et de lecture collaboratives ainsi que des échanges multiples comme c'est le cas par exemple avec Wikipédia qui peut compter parfois plusieurs centaines d'auteurs pour un seul article. De plus, les textes peuvent y être modifiés constamment et les contenus actualisés en permanence.
C'est d'ailleurs une des principales caractéristiques des technologies numériques que de développer de nombreux systèmes d'interactivités et d'inter-écritures. Ainsi, un texte sur internet est souvent copié puis recollé ailleurs, modifié, cité, contredit… Grâce aux commentaires, on peut trouver également des réponses, des questions ou des compléments qui s'y rapportent. Il se crée ainsi de nombreuses interactions entre le texte, l'auteur et le lecteur. De plus, l'utilisateur a la possibilité de naviguer de liens en liens dans une véritable nébuleuse de sujets, d'œuvres ou de produits plus ou moins
liés à sa recherche de départ. Ces pratiques d'interconnexions rendent d'autant plus floues les frontières entre auteurs et lecteurs.
« Les exemples d'interactions, d'inter-écritures, entre le livre et le reste du monde semblent innombrables et appelés à se développer. Même sur Amazon.fr, de telles inscriptions se développent. Les lecteurs écrivent leur émotion à la lecture de Lettre à D. d'André Gorz. Ils créent des listes de leurs livres préférés qu'ils rendent publiques.
Ils laissent également des traces lors de leurs achats, qui permettent à Amazon de proposer, autour de la notice du Creuset français de Gérard Noiriel, d'autres livres qui
ont étés acquis par des acheteurs de l'ouvrage. D'ambition commerciale, une telle fonctionnalité construit également des propositions de lecture et de découverte qui étaient autrefois l'apanage des gens instruits, disposant d'un environnement culturel privilégié. Elle offre à tous une forme de cartographie de la culture. […] Le lecteur inscrit le livre dans sa trajectoire et certaines de ces inscriptions laissent une
trace qui contribue au savoir de l'humanité. Le lecteur devient un des auteurs du complexe de livres qu'il lit et qu'il parcourt. »3
Le projet de magazine en ligne else if, du duo de designers < stdin > (Stéphanie Vilayphiou et Alexandre Leray), semble illustrer parfaitement ces pratiques :
« L'architecture de else if est construite en deux strates, deux modes d'accès aux textes. D'abord un dépôt de textes qui peut s'enrichir par nos contributions mais également par celles des internautes ; un espace d'archivage plat. Puis, au-dessus, nous souhaitons offrir la possibilité de sélectionner ces textes pour créer des corpus, des listes de lectures, autour de problématiques spécifiques. Nous essayons de mettre en place une plateforme de publication collective tout en permettant des points de vue personnels. Nous voulons proposer nos propres choix éditoriaux, comme c'était déjà le cas dans Issue Magazine, tout en laissant aux lecteurs la possibilité de faire de même. […]
On aimerait rendre ce système de publication accessible aux lecteurs qui pourraient déposer des textes sous licence libre ou des extraits, et les compiler dans les thèmes de leur choix. Dans l'idéal, un simple commentaire deviendrait un texte du dépôt et pourrait, à son tour, être inclus dans une liste de lectures. »4
On peut également évoquer le projet Lire Gutenberg de Yannick James, qu'il définit ainsi :
« Je souhaitais améliorer les conditions visuelles et graphiques d'accès au catalogue en ligne de livres numérisés de Project Gutenberg. J'ai donc imaginé un environnement de lecture utilisable depuis un navigateur web. Plus précisément, j'ai conçu une application offrant aux lecteurs un cadre de lecture, des outils pour accompagner l'accès à cette bibliothèque. Il s'agissait d'abord de neutraliser les éléments graphiques du site internet pour aider le lecteur à atteindre une plus grande concentration. Ce dispositif agit comme une greffe logicielle, il vient recouvrir le navigateur web de fonctions spécifiques pour permettre l'annotation d'un texte et le partage des notes de lectures avec d'autres »5
Avec cet outil, l'utilisateur dispose également de marque-pages et d'une tranche de livre pour « feuilleter » l'ouvrage. Les annotations et commentaires y sont également possibles, s'ajoutant en marge, aussi bien pour soi que pour la communauté.
Ce système n'est d'ailleurs pas sans rappeler les gloses des manuscrits du Moyen Âge (qui devenaient parfois plus volumineuses que le texte lui-même), montrant qu'Internet et les e-books permettent également de recréer des pratiques et des façons de lire/écrire
qui avaient disparus.
Plus proche de systèmes tels que Wikipédia et destiné à un public plus large, on peut aussi évoquer le Libroid de Jürgen Neffe. Il s'agit d'un e-book truffé d'hyperliens et de contenus multimédias divers et variés. Ce livre « n'a ni début, ni fin, et les lecteurs peuvent cliquer en permanence sur les éléments présentés, pour obtenir plus de détails sur l'histoire. Jürgen explique très simplement : ‹ Si vous êtes en train de lire et que vous ne savez pas où se trouve Tombouctou ni comment Nietzsche et Wagner sont morts, vous pouvez trouver la réponse immédiatement, simplement en regardant à droite et à gauche. ›
[…] L'idée est de profiter d'une tablette découpée en trois parties, deux latérales plus petites, et une centrale. Les informations relatives sont présentées sur les côtés, tandis que le texte est placé en plein milieu. […] Libroid c'est donc un ouvrage sans livres et sans pages, sans numéro de page, dans lequel les lecteurs ne suivent la progression
de leur lecture qu'à partir du pourcentage de texte consommé et dans lequel les auteurs peuvent ajouter des éléments en permanence et comme ils le souhaitent. »6
Car c'est aussi un des grands avantages du livre numérique : l'incorporation de contenus multimédias en tous genres (vidéos, sons, animations, jeux…). Les designers peuvent ainsi illustrer le texte non plus seulement avec des images mais avec une grande quantité de médias, produisant des ouvrages plus ludiques et interactifs. On peut par exemple évoquer le projet pour iPhone Fréquences :
« Fréquences est né de ma rencontre avec André Baldinger (concepteur visuel et typographe), Sébastien Roux (compositeur) et Martin Blum (concepteur multimédia),
et de notre goût commun pour l'expérimentation. Nous cherchions le moyen de diffuser une fiction sur une scène d'un genre inédit, qui serait à la fois comme un petit cinéma lettriste, un espace de création radiophonique, un livre de poche. Nous avons choisi d'investir le support iPhone aujourd'hui en pleine démocratisation pour y concevoir une application autonome ne dépendant d'aucun standard. Fréquences est un livre électronique inclassable, à voir et écouter dans les transports en commun, le hall
d'un théâtre ou votre salon. Ce livre permet :
— des rythmes de lectures simultanés (texte / dialogues radiophoniques / ambiances sonores associées à une séquence / apparition de sons ponctuels / vignettes photographiques)
— une véritable scénographie du texte grâce à une mise en page et une typographie
à la fois sobres et expressives
— une interactivité qui prolonge l'expérience de la lecture »7
Mais le numérique comporte aussi le risque de parfois s'éloigner trop du livre et surtout de la lecture et de dénaturer l'œuvre originale ou son propos. Ainsi, il ne faut pas non plus que le texte soit parasité par une interface visuelle omniprésente et que l'e-book devienne un gadget truffé d'animations sonores et visuelles tape-à-l'œil et lassantes.
Il se pose également le problème de la conservation des ouvrages numériques car, sur le web notamment, énormément d'éléments disparaissent, sont désactivées, réécrites, modifiées… De plus, une œuvre en ligne se retrouve perdue dans une masse quasi infinie d'informations et de données.
Bien sûr, il faut souligner le fait que le livre numérique n'annule pas le livre papier, ni même le concurrence, mais plutôt s'y ajoute. Actuellement, la question est plutôt de penser la coexistence de ces deux supports.
C'est le travail qu'effectuent en partie les Éditions Volumiques, fondées par Bertrand Duplat et Étienne Mineur en 2009, avec certains projets faisant utiliser à la fois un livre papier (parfois muni de dispositifs électroniques) et un support interactif (tablettes, smartphones…). On peut par exemple citer leur création Balloon Paper App :
« Balloon Paper App est un nouveau type de jeu utilisant à la fois un livre et un iPad.
Ce livre-jeu vidéo est constitué d'un livre et d'un ballon en papier à poser sur votre iPad. Vous êtes le pilote d'un ballon et, au gré du vent, vous allez explorer un monde chaque fois différent. Vous dirigez le vent pour faire monter ou descendre votre ballon, atterrir près des maisons, traverser les nuages, toucher des cibles, croiser des oiseaux et des personnages. Deux types de jeux sont possibles :
— dans le jeu classique vous pilotez un ballon virtuel grâce aux mouvements
de vos doigts.
— dans une autre version du jeu, vous posez le ballon en papier sur votre iPad, vous
allez voir, comme par magie, votre ballon décoller et déambuler gracieusement au-dessus
du paysage. »8
De plus, il est évident que les possibilités du livre numérique ne sont pas les mêmes
que celles du livre papier et que chaque support doit être choisi selon une volonté et
des objectifs précis.
Irma Boom, célèbre graphiste spécialisée dans le design éditorial, explique dans une interview qu'elle est emballée par le développement des livres numériques mais qu'elle conçoit ses livres comme des objets tridimensionnels qui sont difficilement remplaçables par le numérique.
« Je suis très contente qu'existent Internet, les liseuses électroniques et toutes les nouvelles technologies. Aujourd'hui, beaucoup de livres traditionnels peuvent être numérisés. Quand j'entre dans une librairie, je suis déprimée en voyant tous les livres
que l'on pourrait avoir en PDF. Mes livres, en revanche, sont des objets tridimensionnels, difficilement remplaçables par des ouvrages électroniques. Si l'on vient me voir, c'est pour quelque chose de spécial, ou mieux ; c'est qu'on veut quelque chose de nouveau. […]
Je pense que l'idée de livre en tant qu'objet est plus importante qu'avant. »9
Pour citer Gilles Deleuze et Félix Guattari, « il n'y a pas de mort du livre, mais une autre manière de lire ».10
Enfin, on peut également constater que l'émergence du livre numérique pousse le support imprimé à se réinventer et que « le livre papier, en perdant peu à peu sa nature de média, se transforme en support de création, au même titre que la toile, l'écran ou la pellicule ».11
Ainsi, l'arrivée d'un nouveau support incite les designers à penser à nouveau la forme
de l'objet-livre, peut-être de manière plus poussée, et d'y trouver un large champ d'interprétation et de création regorgeant de possibilités.
—
1. LANTENOIS, Annick, in Lire à l'écran, B42, Paris, 2011
2. MELOT, Michel, Demain le livre, L'Harmattan, Paris, 2007
3. DAROS, Marin, « Le Livre inscriptible »,
in Lire à l'écran,B42, Paris, 2011
4. ‹stdin›, « else if », in Lire à l'écran, B42, Paris, 2011
5. JAMES, Yannick, in Lire à l'écran, B42, Paris, 2011
6. GARY, Nicolas, « Libroid, le livre sans pages, sans fin :
une lecture unique sur iPad », in ActuaLitté [En ligne]
http://www.actualitte.com/acteurs-numeriques/libroid-le-livre-sans-pages-sans-fin-une-lecture-unique-sur-ipad-21933.htm
7. HOUDART, Célia, « Fréquences projet : Perec pour iPhone ? »,
in Fabula [En ligne]
http://www.fabula.org/actualites/frequences-projet-perec-pour-iphone_42766.php
8. Description de Balloon PaperApp sur le site
des Éditions Volumiques.
http://volumique.com/v2/portfolio/balloonpaperapp
9. BOOM, Irma, entretien par Peter Bilak, « Irma Boom, Book Designer », in Back Cover n°5, B42, Paris, 2012
10. DELEUZE, Gilles, et Félix, GUATTARI, Mille Plateaux,
Éditions de Minuit, Paris, 1980
11. Éditorial du site Une Saison graphique [En ligne]
http://www.unesaisongraphique.fr/edito.html
↑ haut de page
|
Dans leur vidéo Future of the Book (2010), le studio Ideo imagine le livre numérique de demain.
Voir la vidéo du projet en ligne.
Le projet de magazine en ligne else if du duo de designers< stdin >.
Lire Gutenberg, Yannick James
Fréquences, Célia Houdart, André Baldinger, Sébastien Roux et Martin Blum.
Ballon Paper App, Éditions Volumiques, 2012
|