Introduction

C'est de l'émergence de la reproduction technique, telle qu'elle est décrite par Walter Benjamin1, que naissent les musiques électroniques. En effet, cette nouvelle façon de créer et d'organiser la musique devint possible à partir de 1876, lorsque les sons purent être convertis en signaux électroniques (avec le téléphone d'Alexander Graham Bell)
et surtout lorsque les sons purent être enregistrés et reproduits, un an plus tard,
avec le phonographe de Thomas Edison.

Dès lors, la matière sonore devint un formidable espace de recherche, aussi bien pour les musiciens que pour les plasticiens, qui se mirent, tels des scientifiques, à expérimenter différentes manières de générer ou d'organiser du son électroniquement.
Ces considérations, au début propres aux avant-gardes, gagnèrent rapidement les musiques populaires, se démocratisèrent et se médiatisèrent, jusqu'à devenir aujourd'hui courantes, voire omniprésentes.
Il s'opéra naturellement en un siècle beaucoup d'évolutions et de changements dans
ce domaine, aussi bien dans son esthétique que dans ses modes de fonctionnement
et de conception. Des machines sonores des futuristes italiens jusqu'aux home studios numériques concentrés dans un ordinateur, en passant par les laboratoires de musique concrète, les platines des pionniers du hip-hop du Bronx ou encore les synthétiseurs
des acteurs de la techno de Detroit, les musiques électroniques ont en effet toujours
été intrinsèquement liées à leurs techniques et outils.
Il paraît donc intéressant et essentiel de se pencher sur les structures et les process qui constituent ces musiques, aussi bien dans leur conception que dans leur organisation.

Il est ainsi fondamental de remarquer que de nombreux jeux avec le temps et l'espace s'y opèrent, constituant parfois l'essence même des productions. Le musicien peut en effet manipuler à volonté les sources sonores, les contracter, les étirer, effectuer des variations de vitesse, les passer à l'envers, les fragmenter, les redistribuer… Mais surtout,
la technique de mise en boucle est récurrente, permettant de faire entrer les sons dans
un temps cyclique et favorisant la répétition, notion centrale dans la plupart des musiques électroniques. Ce caractère itératif permet également des variations subtiles, de façon graduelle et par strates successives, voire des accumulations.
Mais le musicien a également désormais la possibilité, grâce aux techniques
de synthèse, de générer la matière sonore elle-même, jouant avec les fréquences
et les modifications des ondes. Il peut ensuite les modeler à volonté, « sculpter » le son
et le façonner, afin d'obtenir les textures et les matières désirées de façon très précise.
Mais le procédé le plus employé aujourd'hui est sans doute celui du sampling, consistant à réutiliser des extraits de sources sonores quelconques (composition musicale pré-existante, bruit, note…) comme un matériau pour une nouvelle création. Les samples peuvent être laissés tels quels ou transformés à l'infini, questionnant les notions d'emprunt et d'appropriation, mais aussi de recontextualisation ou de distanciation. Cette pratique permet ainsi de jouer avec les sons existants et de les reconfigurer de n'importe quelle manière souhaitée, sans aucune limite.
Le sampling n'est cependant pas le seul procédé citationnel lié aux musiques électroniques. Le mix, par exemple, où le DJ enchaîne plusieurs morceaux (en général conçus par d'autres artistes) de manière fluide, opère un dialogue constant entre des œuvres préexistantes. Cet art du lien et de la transition constitue ainsi pour l'auditeur
un véritable dédale fait de références tissées entre elles. De plus, l'arrivée du numérique
a multiplié les flux, les relations et les hybridations entre les procédés et les genres
dans ce que Jean-Yves Leloup nomme « magma numérique ».2

Autant d'éléments qui donnent aux musiques électroniques – plus qu'à n'importe quelle autre musique – une structure rhizomatique, telle que la conçoivent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux.
« Tout rhizome comprend des lignes de segmentarité d'après lesquelles il est stratifié, territorialisé, organisé, signifié, attribué, etc. ; mais aussi des lignes de déterritorialisation par lesquelles il fuit sans cesse. Il y a rupture dans le rhizome chaque fois que des lignes segmentaires explosent dans une ligne de fuite, mais la ligne de fuite fait partie
du rhizome. Ces lignes ne cessent de se renvoyer les unes aux autres. […]
La musique n'a pas cessé de faire passer ses lignes de fuite, comme autant de ‹ multiplicités à transformation ›, même en renversant ses propres codes qui la structurent ou l'arbrifient ; ce pourquoi la forme musicale, jusque dans ses ruptures et proliférations, est comparable à de la mauvaise herbe, un rhizome. […]
À la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement
à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes. […]
Il n'est pas fait d'unités, mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes. Il n'a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde […] Une telle multiplicité ne varie pas ses dimensions sans changer de nature en elle-même et se métamorphoser. »3

De la même manière, dans une conception proche du rhizome, l'analyse effectuée dans ce mémoire s'attache, elle aussi, à créer des strates, des dimensions, des lignes de fuite, et à tisser des liens entre les différentes techniques et structures des musiques électroniques et d'autres domaines tels que l'art, le design graphique, le livre ou la littérature. Cette démarche se veut proche du structuralisme, qui analyse un phénomène comme un ensemble formel de relations, en cherchant des récurrences, des analogies
et des correspondances entre plusieurs éléments distincts.

Les pratiques d'appropriations, de détournements, d'emprunts, de recyclage et de citations, par exemple, que l'on retrouve dans le sampling et le mix se sont généralisées depuis une centaine d'années dans de nombreux domaines.
Ainsi, du ready-made de Marcel Duchamp jusqu'aux œuvres fictionnelles de Philippe Thomas, en passant par les sérigraphies d'Andy Warhol et les copies d'Elaine Sturtevant, ce phénomène fut récurrent dans l'art du XXe siècle et en constitue désormais un des procédés les plus courants.
On le retrouve également dans la littérature, avec des techniques comme le cut-up de William Burroughs ou l'intertextualité poussée de Jorge Luis Borges, ou bien encore dans les outils du numérique qui ont accéléré ces pratiques en appliquant partout, et à tout, les techniques radicales de copier/coller et les principes de licences libres.
Mais ce mémoire tisse aussi des liens entre la conception visuelle et la conception sonore. Cette réflexion instaure ainsi un dialogue entre leurs divers process, tentant de percevoir leurs points communs et les manières dont l'un peut générer l'autre. Il y est aussi démontré que les frontières entre les deux domaines peuvent se dissoudre
et participer à une seule et même création.

En conséquence, si le contenu de cette recherche, à l'image de son sujet, s'inspire du rhizome, il est naturel qu'il en aille de même pour la forme qu'il revêt.
« Il n'est pas composé de chapitres, mais de ‹ plateaux ›. […] ces plateaux peuvent être lus indépendamment les uns des autres, sauf la conclusion [l'introduction] qui ne devrait être lue qu'à la fin [qu'au début]. […]
Dans un livre comme dans toute chose, il y a des lignes d'articulation ou de segmentarité, des strates, des territorialités ; mais aussi des lignes de fuite, des mouvements de déterritorialisation et de déstratification. […]
Tout cela, les lignes et les vitesses mesurables, constitue un agencement. […]
Il n'y a pas de différence entre ce dont un livre parle et la manière dont il est fait. […] Écrire n'a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des
contrées à venir. »3

Ainsi, ce mémoire s'est orienté vers un support numérique, permettant l'inclusion de divers médias appuyant les propos – on y trouve par exemple des fichiers sonores – mais surtout d'avoir une structure hypertextuelle, écho à la forme rhizomatique.
Ted Nelson, pionnier des technologies de l'information et inventeur des termes hypermédia et hypertexte, conçoit d'ailleurs ce système dans un concept proche de celui de Deleuze et Guattari : « Une structure de pensée n'est pas séquentielle par elle-même. C'est un système de tissage d'idées (ce que j'aime appeler une structangle). Aucune des idées ne vient nécessairement la première ; et mettre ces idées en morceaux, puis les disposer sous la forme d'une présentation séquentielle, est un processus arbitraire et compliqué. »4
À l'intérieur d'un hypermédia, le lecteur peut donc créer son propre parcours en choisissant un mode de circulation dans un réseau fait de différents niveaux, de strates, de segments, de fragments.
« L'écriture hypertextuelle représente un engagement dans le sens de la fragmentation,
de la digression, de la multiplication des parcours. […] Par la mise en contact
de contextes différents, l'hypertexte permet aussi des rapprochements soudains,
des collisions d'idées. »5
Ainsi, ce mémoire comprend de nombreux hyperliens internes et externes et un menu présent sur toutes les pages. Il invite donc à une navigation libre et à une lecture non séquentielle, où l'utilisateur peut choisir n'importe quelle partie et en changer quand bon lui semble.

Enfin, la quantité de textes de ce mémoire est volontairement encyclopédique.
Il est fait d'un volume conséquent de données, d'informations et de citations délivrées parfois de manière brute, fruits d'une collecte, d'un prélèvement et d'un montage s'apparentant à un sampling textuel. Cette réflexion peut être perçue comme une tentative de dresser une « cosmologie » de notions liées aux musiques électroniques, de tisser entre elles les différentes relations qui s'y opèrent, de cartographier le son, d'établir
un « rhizome sonore ».





1. BENJAMIN, Walter, « L'Œuvre d'art à l'époque
de sa reproductibilité technique »,
in
Œuvres, tome III, Gallimard, Paris, 2000

2. LELOUP, Jean-Yves,
Digital Magma, Scali, Paris, 2006

3. DELEUZE, Gilles, et Félix, GUATTARI,
Mille Plateaux, Éditions de Minuit, Paris, 1980

4. NELSON, Ted, « Ted Nelson — Morceaux choisis »,
in
Ministère de la Culture et de la Communication [En ligne]
http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/conferen/tasca-2001/extraits-nelson.htm

5. VANDENDORPE, Christian,
Du Papyrus à l'hypertexte,
La Découverte, Paris, 1999




Image :
partition de
Siciliano de Sylvano Bussotti




↑ haut de page


« La musique n'a pas cessé de faire
passer ses lignes de fuite, comme autant
de ‹multiplicités à transformation›,
même en renversant ses propres codes
qui la structurent ou l'arbrifient;
ce pourquoi la forme musicale, jusque
dans ses ruptures et proliférations,
est comparable à de la mauvaise herbe,
un rhizome.»
-
Deleuze & Guattari
Mille Plateaux

----