reproductibilité
technique

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Dès lors que la reproduction mécanisée devint possible (globalement dans la deuxième moitié du XIXe siècle), l'œuvre d'art put alors s'affranchir de ce que Walter Benjamin nomme l'aura, et par la même, perdre de sa valeur rituelle. La notion d'œuvre unique
et sacrée bascula vers la multiplicité et celle-ci se retrouva alors désincarnée par ses déclinaisons et reproductions.

« Il est du principe de l'œuvre d'art d'avoir toujours été reproductible. Ce que des hommes avaient fait, d'autres pouvaient toujours le refaire. Ainsi, la réplique fut pratiquée par les maîtres pour la diffusion de leurs œuvres, la copie par les élèves dans l'exercice du métier, enfin le faux par des tiers avides de gain. Par rapport à ces procédés, la reproduction mécanisée de l'œuvre d'art représente quelque chose de nouveau […]
À la reproduction même la plus perfectionnée d'une œuvre d'art, un facteur fait toujours défaut : son hic et nunc, son existence unique au lieu où elle se trouve. […]
Tout d'abord, la reproduction mécanisée s'affirme avec plus d'indépendance par rapport
à l'original que la reproduction manuelle. […] En second lieu, la reproduction mécanisée
assure à l'original l'ubiquité dont il est naturellement privé. […]
ce processus atteint l'objet d'art en son centre même : son authenticité […]
ce qui, dans l'œuvre d'art, à l'époque de la reproduction mécanisée, dépérit,
c'est son aura. […]
En multipliant sa reproduction, elle met à la place de son unique existence son existence en série et, en permettant à la reproduction de s'offrir en n'importe quelle situation au spectateur ou à l'auditeur, elle actualise la chose reproduite. […]
la masse revendique que le monde lui soit rendu plus accessible avec autant de passion qu'elle prétend à déprécier l'unicité de tout phénomène en accueillant sa reproduction multiple. De jour en jour, le besoin s'affirme plus irrésistible de prendre possession immédiate de l'objet dans l'image, bien plus, dans sa reproduction. […]
Le mode d'existence de l'œuvre d'art déterminé par l'aura ne se sépare jamais absolument de sa fonction rituelle. […] La reproduction mécanisée, pour la première fois dans l'histoire universelle, émancipe l'œuvre d'art de son existence parasitaire dans le rituel. »1

Car il est à noter que pendant des siècles il n'existait que très peu de moyens de reproductions, et ceux-ci étaient contraignants et peu pratiques. De ce fait, la réalisation d'œuvre d'art était effectuée dans une optique de durabilité, renforçant son aura.
Walter Benjamin évoque ainsi le cas de la Grèce antique :
« Les Grecs ne connaissaient que deux procédés de reproduction mécanisée de
l'œuvre d'art : le moulage et la frappe. […] Aussi ces œuvres devaient-elles être faites
pour l'éternité. Les Grecs se voyaient contraints, de par la situation même de leur technique, de créer un art de valeurs éternelles. »1
Dès lors, les différents rôles s'estompent, et Walter Benjamin, qui analyse ce phénomène préfigure ici la pensée de Barthes.
« La différence entre auteur et public tend ainsi à perdre son caractère fondamental.
Elle n'est plus que fonctionnelle, elle peut varier d'un cas à l'autre. Le lecteur est à tout moment prêt à passer écrivain. […]
Le peintre est à l'opérateur ce qu'est le mage au chirurgien. Le peintre conserve dans son travail une distance normale vis-à-vis de la réalité de son sujet – par contre le cameraman pénètre profondément les tissus de la réalité donnée. L'image du peintre est totale, celle du cameraman faite de fragments multiples coordonnés selon une loi nouvelle. »1

Si Walter Benjamin traite surtout de l'image (photographie et cinéma notamment) dans son essai, il en va de même pour le son, auquel les mêmes problématiques se posent,
et qui devient, dès lors, lui aussi entraîné dans un processus de recyclage.
« L'image, comme le son, a perdu l'aura dont parlait Walter Benjamin, ils sont en passe de devenir de simples produits manufacturés dans un monde industriel, des matériaux, des matières premières qui entrent dans un processus de consommation et de rejet, et, par conséquent, n'échappent pas à une écologie appliquée incontournable dans les sociétés modernes. »2
Les outils de reproduction, mis entre les mains d'artistes, permirent alors de générer d'avantage de matière à travailler et d'accroître la créativité.
« Quand les instruments de reproduction se font instruments de création et configurent
un espace où se perd la distinction même du modèle et de la copie, de l'activité et de la passivité, il apparaît que la mimèsis est tout autre chose que la servitude archaïque d'un art non encore émancipé, qu'elle est tout autant une manière, politique et sociale, de découper, avec les possibles de l'art, les espaces et les temps, les places et les rôles
qui définissent une communauté. »3

Les milieux artistiques se saisirent alors de ces nouvelles techniques pour en faire leur mode de fonctionnement, basant leurs travaux sur la reproduction et se servant d'éléments préexistants pour en construire de nouveaux.





1. BENJAMIN, Walter, « L'Œuvre d'art à l'époque
de sa reproductibilité technique », in Œuvres,
tome III
, Gallimard, Paris, 2000
Lire la reproduction du texte en ligne.

2. BEAUVAIS, Yann, et Jean-Michel, BOUHOURS,
Monter/Sampler : l'échantillonnage généralisé,
Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2000

3. RANCIÈRE, Jacques, « La Métamorphose des muses »,
in
Sonic Process, une nouvelle géographie des sons,
Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2002



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Walter Bendix Schönflies Benjamin (1892 - 1940).




Triple Elvis, Andy Warhol, 1962.
Cette toile sérigraphiée est un très bon exemple de l'œuvre d'art à l'époque
de sa reproductibilité technique.