référentialité
et distributivité

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Comme nous l'avons vu, une grande partie des phénomènes d'appropriations passe par des pratiques citationnelles, notamment dans la création, que cela soit en littérature,
en musique ou encore en art.
« La citation est une manière de faire de l'art à part entière, l'exposition ou l'agencement d'un répertoire de noms, d'une collection d'œuvres ou de disques, bref de réferences,
une pratique opératoire de l'art. »1
Toutefois, en règle générale, on parle souvent de citations écrites, en littérature, parfois de citations visuelles, en art ou en design, mais en revanche beaucoup moins dans d'autres domaines tels que la musique. Il est pourtant évident que des pratiques telles que le sampling ou le DJing sont largement citationnelles. Cependant, il est vrai que la citation sonore n'a assurément pas les mêmes caractéristiques que celle qui est d'ordre textuel. Elle n'a pas, par exemple, la possibilité d'être créditée comme on le fait pour l'écriture avec des guillemets. On peut le faire sur une partition ou une pochette d'album mais il
n'y a pas d'équivalents pour le matériau sonore lui-même.
Cela n'empêche que le son cité entretient tout de même certains rapports avec son référent, mais aussi avec la manière dont celui-ci est redistribué et recontextualisé,
et comment il créé une nouvelle signification suivant son usage.
« La forme générale du procédé citationnel peut faire système, mais les différentes pratiques de citation ne le font pas, puisque le signifiant cité est toujours à saisir selon une relation d'inclusion dans un ensemble qui en redétermine le sens. La relation spatiale, le trajet effectué par le signifiant modifiant systématiquement son signifié, celui-ci est donc soumis à variation de sens. Sa pertinence se fait aussi au regard de sa lisibilité
ou de son camouflage, jusqu'à la disparition du référent, dans la cas par exemple d'un détournement radical.
Un morceau de hip-hop (genre musical qui n'est pas issu du régime esthétique moderne) multipliant les citations explicites d'autres morceaux de musique soul ou hip-hop, discours proches du sien donc, se veut lisible, prioritairement, par les personnes qui en maîtrisent les réferences (ce qui ne signifie pas pour autant que l'entier de sa lisibilité se limite à cette visée communautaire). À l'inverse, un détournement radical qui masque ses référents institue une lecture de la citation sur le partage d'un secret et s'oppose à la définition classique de l'œuvre (le référent ne renvoie plus à une signature, la source est absente – comportement situationniste par excellence).
La pratique citationnelle marque, ce qui fait aussi qu'elle se démarque ou se remarque, l'inscription d'un signifiant sur un plan d'équivalence avec d'autres qui lui étaient jusqu'alors étrangers. L'opération de distributivité qu'elle réalise prend sens par l'espace qu'elle donne à voir. Il y'aurait donc deux plans : celui de la réferentialité, qui concerne le réferent du signifiant cité (le registre, le répertoire, le nom, la personne ou l'objet culturel auquel il renvoie, qui se situe dans une extériorité historique), puis celui de la distributivité, mise
en relation, mise en contexte du signifiant cité avec d'autres signifiants selon une relation d'équivalence, par lequel il prend un sens nouveau (qui accorde un primat aux relations
de voisinage immédiatement spatiales entre les signes convoqués). Un effet de cette distributivité veut que d'autres trajets puissent être générés à partir d'un signifiant cité,
qui participent au brouillage de la source du référent originaire. »1



Dans le domaine du design graphique, on peut évoquer le projet Les Anneaux de Saturne de Fréderic Teschner, où celui-ci cite en donnant à ses réferents une recontextualisation, de nouveaux sens, et les ouvre à la polysémie.
Son travail est réalisé à partir de couvertures de livres de littérature populaire issus de la bibliothèque Smith-Lesouëf de Nogent.
« Le graphiste en oblitère le texte par un effet de masques à la manière de marque-page, ceux-ci pointant les livres désignés, mais étant appliqués sur les couvertures, laissant ainsi apparaître les images, illustrations aux statuts divers ainsi révélées dans toute leur polysémie. Paradoxe de l'occultation : tout en masquant leur origine première, la manière dont les livres sont classés et indexés — leur titre, leur auteur —, le projet met en exergue un sens autre, second, iconique. »2
Il fait également appel à la mémoire collective et « révèle un inconscient visuel, qui puise aux marges du patrimoine éditorial contemporain pour constituer un début d'atlas subjectif mettant en abîme la pratique du designer graphique elle-même ».2
Il joue donc sur la polysémie de ces images et sur la manière dont des objets différents, une fois réunis, créent du sens et des liens, comme dans les mixes des DJ ; ainsi,
« il produit un dispositif ré-ouvrant l'interprétation de ces formes sans nom. […]
Réinvesties d'une aura anonyme, et dès lors exposées dans toute leur beauté suspendue, ces formes sans origine, ou plutôt réassociées à des origines multiples par leurs bords, entament un autre dialogue, infini, avec une histoire à écrire, par le spectateur lui-même. »2

Un autre aspect intéressant de ces jeux de distributivité et de recontextualisation qui se jouent lors des pratiques citationnelles, est que le référent d'origine peut à son tour devenir un nouveau référent avec un nouveau sens, s'éloignant de la source première dans une sorte de mise en abyme.
« Si les référents se succèdent, ils ne disparaissent jamais tout à fait – même au prix d'une altération du procédé référentiel par son effacement, que celle-ci soit volontaire ou non. On pourrait suivre ici l'étrange destin des peintures néoplastiques de Mondrian, dont les motifs ont agrémenté les maillots La Vie Claire de Bernard Hinault et de Greg Lemond à l'occasion de compétitions cyclistes, la ligne graphique d'une marque de cosmétiques, ou qui furent repris par Canal + comme habillage et identité visuelle de la chaîne de télévision (signés Etienne Robial), ‹ code couleur › de certains plateaux, et aujourd'hui encore dans les décors de l'émission culinaire de Joël Rebuchon Bon appétit bien sûr… Où l'on voit que Mondrian n'existe plus, sinon comme principe décoratif. »1
Nous viennent alors également à l'esprit des objets tels que les posters populaires « façon Warhol » qui s'approprient ses sérigraphies en déclinaisons colorées, et qui étaient déjà elles-mêmes une forme d'appropriation. Ce petit jeu nous plonge alors dans une mise en abyme vertigineuse de la reproduction.





1. KIHM, Christophe, « Entre l'esthétique et le social,
la citation à l'œuvre », in
Sonic Process, une nouvelle
géographie des sons
, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2002

2. CHATEIGNÉ, Yann, « Les Parcs abandonnés », Le secret des
anneaux de Saturne : un projet de Frédéric Teschner
, B42, Paris, 2011

3. Voir une chronique de l'album en ligne.





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Shades of Blue, Madlib
Projet de hip-hop réalisé à partir de samples extraits de standards du catalogue du label de jazz Blue Notes. Cet album conçu comme un hommage et une relecture de ces titres a été publié sur ce même label en 2003.3


Montara - Madlib - Shades of Blue - 2003





Le secret des anneaux de Saturne : un projet de Frédéric Teschner,
publié aux éditions B42 en 2011




Robe Mondrian par Yves Saint Laurent et maillot La Vie Claire.